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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

qu’il tirât de ces agréables séances, c’était une douleur de cou qui le faisait souffrir pour plus d’un mois. Avec cela, ses camarades se moquaient de lui, et il n’avait rien d’impossible, — au contraire, — à ce que le rossé rossât impitoyablement sa femme qui avait peut-être vu le traitement auquel on le soumettait.

Sans doute le misérable cocher avait tord de brutaliser ses chevaux qui arrivaient au relais suivant malades de fatigue et à bout de souffle. Mais quel est le membre de la « Société protectrice des animaux » qui aurait osé faire passer en justice un malheureux si atrocement malmené au préalable ?

Ce tableau hideux ne m’est jamais sorti de la mémoire. Jamais je n’ai pu oublier ce courrier de cabinet. J’ai vu en lui un symbole de tout ce qui reste de féroce et sauvage chez le peuple russe. J’en ai été comme hanté. Chaque coup donné à l’homme ne rejaillissait-il pas, en quelque sorte, sur de malheureuses bêtes, et n’était-ce pas, en fin de compte, une créature humaine, la femme, qui payait pour tout le monde ?

Ver la fin des « années quarante », à l’époque où bouillonnaient le plus fort en moi les enthousiasmes réformateurs, n’ai-je pas été rêver que, si je fondais jamais une société philanthropique, je ferai graver cette troïka comme emblème !…

Sans doute, le temps présent ne nous montrerait plus guère de faits semblables à ceux qui se passaient il y a quarante ans. Les courriers ministériels ne battent plus les postillons : c’est le peuple qui se bat lui-même puisqu’on lui a fourni des verges pour se fouetter en instituant les tribunaux populaire. Il n’y a plus de courrier de cabinet, mais il reste l’alcool. Et en quoi l’alcool peut-il ressembler à ces envoyés brutaux qui abêtissaient les gens du peuple par leurs mauvais traitements ? En ce que l’alcool abrutit l’homme, le bestialise, le rend incapable de toute pensée élevée. Un ivrogne se moque un peu de la pitié que l’on doit aux bêtes ; un ivrogne jettera dehors sa femme et ses enfants, ou les rouera de coups pour avoir de l’alcool.

Dernièrement, un mari ivre vint trouver sa femme qui