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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

de la prison ne visitaient plus les bâtiments, ne perquisitionnaient plus, ne confisquaient plus l’alcool, admettant qu’il fallait bien laisser les pauvres diables de galériens riboter au moins une fois dans l’année. Mon dégoût pour ces malheureux réprouvés se transformait peu à peu en une sourde colère, quand je rencontrai un Polonais, un certain M…cki, détenu politique. Il me regarda d’un air sombre ; ses yeux étaient pleins de rage, ses lèvres tremblaient : « Je hais ces brigands ! » gronda-t-il à demi-voix, en français ; puis il me quitta.

Je rentrai dans la caserne, et ce que j’aperçus tout d’abord, ce furent six moujiks robustes qui se jetaient tous ensemble sur un Tartare nommé Gazjne, qu’ils se mirent à frapper cruellement. Cet homme était ivre, et ils le battaient comme plâtre ; un bœuf ou un chameau aurait été tué par des coups pareils, mais on savait que cet hercule n’était pas facile à tuer et l’on cognait dessus à cœur-joie. Un instant après je vis Gazjne allongé sur un lit et déjà inanimé. Il gisait, lui aussi, couvert d’une peau de mouton, et tout le monde passait en silence aussi loin que possible de sa couche. On espérait bien qu’il reviendrait à lui vers le matin, mais, comme le disaient quelques-uns : «… Dame ! après les coups qu’il avait reçus, il pouvait bien crever de la râclée ! »

Je regagnai l’endroit où se trouvait mon lit, en face d’une fenêtre garnie d’une grille de fer et m’étendis sur le dos, les yeux fermés. On ne viendrait pas me déranger si je paraissais dormir. Je voulais oublier, mais les rêves ne venaient pas ; mon cœur battait terriblement et les paroles de M…cki me résonnaient aux oreilles : « Je hais ces brigands ! »

Mais pourquoi décrire toutes ces impressions ? Je les ressens encore souvent en rêve, et ce sont mes songes les plus affreux…

On remarquera que jusqu’à aujourd’hui, je n’ai presque jamais parlé de mes années passées au bagne. Les Souvenirs de la Maison des Morts, que je publiai voici quinze ans, semblent l’œuvre d’un personnage fantastique ; je les donnai comme rédigés par un noble russe, assassin de sa femme… J’ajouterai, à ce propos, que beaucoup de