Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/200

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
196
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

parce que chacun d’eux aura soif de richesses. Il en sera de même en art : on ne recherchera plus que l’effet. On en viendra à l’extrême raffinement qui n’est que l’exagération de la grossièreté. Voilà pourquoi la guerre est chère à l’humanité, qui sent qu’elle est un remède. La guerre ! mais elle développe l’esprit de fraternite et unit les peuples !

— Comment voulez-vous qu’elle unisse les peuples ?

— En les forçant à s’estimer mutuellement. La fraternité naît sur les champs de bataille. La guerre pousse bien moins à la méchanceté que la paix. Voyez jusqu’où va la perfidie des diplomates aux époques pacifiques ! Les querelles déloyales et sournoises du genre de celle que nous cherchait l’Europe en 1863 font bien plus de mal qu’une lutte franche. Avons-nous haï les Français et les Anglais pendant la guerre de Crimée ? Pas le moins du monde. C’est alors qu’ils nous devinrent familiers. Nous étions préoccupés de leur opinion sur notre bravoure ; nous choyions ceux des leurs que nous faisions prisonniers ; nos soldats et nos officiers se rencontraient aux avant-postes avec leurs officiers et leurs soldats, et c’est tout juste si les ennemis ne s’embrassaient pas ; on trinquait ensemble, on fraternisait. On était ravi de lire ces choses dans les journaux, ce qui n’empêchait pas la Russie de se battre superbement. L’esprit chevaleresque prit un magnifique essor. Et qu’on ne vienne pas nous parler des pertes matérielles qui résultent d’une guerre. Tout le monde sait qu’après une guerre toutes les forces renaissent. La puissance économique du pays devient dix fois plus grande, c’est comme si une pluie d’orage avait fertilisé, en la rafraîchissant, une terre desséchée. Le public s’empresse de venir au secours des victimes d’une guerre, tandis qu’en temps de paix, des provinces entières peuvent mourir de faim avant que nous ayons gratté le fond de nos poches pour donner trois roubles.

— Mais le peuple surtout ne souffre-t-il pas pendant une guerre ? N’est-ce pas lui qui supporte toutes les ruines, alors que les classes supérieures de la société ne s’aperçoivent pas de grand’chose ?

— Ce n’est que temporairement. Il y gagne beaucoup