Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
232
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

se firent jour ; mais l’essentiel est que, de nouveau, brilla l’espoir et que la croyance recommença à germer.

L’histoire de ce mouvement est connue. Il dure encore aujourd’hui et ne semble avoir aucune tendance à s’arrêter. Je ne me propose nullement de parler ici pour ou contre lui. Je tiens seulement à préciser la part d’action de George Sand dans ce mouvement. Nous la trouverons dès les débuts de l’écrivain. Alors l’Europe, en la lisant, disait que ses prédications avaient pour but de conquérir pour la femme une nouvelle situation dans la société et qu’elle prophétisait les futurs droits de l’« épouse libre » (l’expression est de Senkovski) ; mais cela n’était pas tout à fait exact, puisqu’elle ne prêchait pas seulement en faveur de la femme et n’imaginait aucune espèce d’« épouse libre ». George Sand s’associait à tout mouvement en avant et non pas à une campagne uniquement destinée à faire triompher les droits de la femme.

Il est évident que, femme elle-même, elle peignait plus volontiers des héroïnes que des héros ; il est non moins clair que les femmes de l’univers entier doivent à présent porter le deuil de George Sand, parce que l’un des plus nobles représentants du sexe féminin est mort, parce qu’elle fut une femme d’une force d’esprit et d’un talent presque inouïs. Son nom, dès à présent, devient historique, et c’est un nom que l’on n’a pas le droit d’oublier, qui ne disparaîtra jamais de la mémoire européenne. Quant à ses héroïnes, je répète que je n’avais que seize ans quand je fis leur connaissance. J’étais tout troublé par les jugements contradictoires que l’on portait sur leur créatrice. Quelques-unes parmi ces héroïnes ont incarné un type d’une telle pureté morale qu’il est impossible de ne pas se figurer que le poète les a créées à l’image de son âme, une âme très exigeante au point de vue de la beauté morale, une âme croyante, éprise de devoir et de grandeur, consciente du Beau suprême et infiniment capable de patience, de justice et de pitié. Il est vrai qu’à côté de la pitié, de la patience, de la claire intelligence du devoir, on entrevoyait chez l’écrivain une très haute fierté, un besoin de revendications, voire des exigences. Mais cette fierté elle-même était admirable,