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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

gardienne de l’orthodoxie ! Voilà le rôle auquel elle est prédestinée, rôle symbolisé par l’aigle constantinopolitain à deux têtes qui figure sur les armes de la Russie. Il n’y a rien là qui menace les différents peuples slaves dans leur indépendance ; rien qui menace les Grecs ; en un mot, aucune des nations orthodoxes. La Russie est leur protectrice naturelle à toutes, mais non leur maîtresse. Si elle devenait un jour leur souveraine, ce ne serait que par leur acclamation et ses nations conserveraient encore, avec une certaine indépendance, tout ce qui a fait leur personnalité. Si bien qu’à une telle alliance pourraient, plus tard, adhérer tous les peuples slaves non orthodoxes qui verraient à quel point leur liberté serait respectée sous la tutelle russe, éviteraient ainsi les luttes intestines où ils s’épuiseraient sûrement au cas où ils s’affranchiraient autrement des Turcs ou des Européens occidentaux, leurs maîtres actuels.

« Pourquoi jouer sur les mots ? » m’objectera-t-on encore. « Qu’est-ce que cette foi orthodoxe qui aurait seule le privilège d’unifier les peuples ? Et n’entendez-vous former qu’une confédération dans le genre de celle des États-Unis d’Amérique ? Je répondrai : Non ! Ce ne sera pas seulement une union politique, et son but ne sera pas un but de conquête et de violence comme on se le figure en Europe. Il ne s’agira pas non plus d’une sorte de christianisme officiel auquel personne ne croit déjà plus, en dehors des gens de la plus basse classe. Non ! ce christianisme sera une nouvelle élévation de la Croix du Christ et une résurrection de la vraie parole du Christ. Ce sera une leçon pour les puissants de ce monde, dont l’ironie a toujours triomphé, dédaigneuse des velléités de réconciliation humaine, incapable de comprendre que l’on puisse réellement croire en la fraternité des hommes, — en une union basée sur le principe que l’aide de chacun est due à toute l’humanité, — en la rénovation et la régénération de tous les êtres de notre espèce revenus enfin à la vraie morale du Christ. Et si l’on veut voir là une simple « utopie », je réclame ma part des railleries et demande tout la premier à être traité d’utopiste. — Mais, me dira-t-on de nouveau, n’est-ce pas déjà une