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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

chose se reproduit le soir. Mais c’est peu que tout se passe méthodiquement, en bon ordre, sans que le malade attende jamais ; le plus étonnant est que ces jeunes filles possèdent une mémoire que je ne puis croire que surnaturelle. Vous leur direz le jour de votre arrivée : « Je bois tant d’onces de Kraenchen, par exemple, et tant de lait. » Après cela, pendant tout le mois de votre cure, elles ne se tromperont pas une fois. Elles vous reconnaîtront parfaitement dans la foule et se rappelleront votre dose en vous voyant. De plus, elles prendront souvent six ou sept verres à la fois, verseront dedans ce qu’il faut en un quart de minute et distribueront à chacun son récipient sans erreur. Elles se rappellent que ce verre-ci est le vôtre, que vous prenez tant d’onces d’eau, tant d’onces de lait et que vous absorbez deux, trois ou quatre verres. Jamais une méprise ! Pour moi cela demeure un mystère. Une habitude de ce travail, contractée dès l’enfance, peut-elle seule produire ce que j’appellerai une victoire sur le travail ?

La somme de travail que peut fournir une Allemande, a de quoi, du reste, stupéfier un Russe. Passez un mois à l’hôtel (et ici chaque maison est un hôtel), et vous admirerez comme moi l’activité invraisemblable des bonnes. Dans l’établissement où j’ai pris pension, il y a douze logements, tous occupés, quelques-uns par des familles entières. Pour servir tout ce monde, il n’y a qu’une jeune fille de dix-neuf ans que la patronne envoie encore, par-dessus le marché, faire des commissions. La bonne doit passer à la pharmacie pour celui-ci, chez la blanchisseuse pour celui-là, courir à telle boutique pour un troisième, sans compter les emplettes à faire pour sa maîtresse. Cette dernière est une veuve, mère de trois enfants, lesquels il faut surveiller, habiller, conduire à l’école, etc. Chaque samedi la bonne doit laver tous les parquets de la maison, faire les chambres, changer les draps des lits et, sans attendre ce samedi, nettoyer et mettre en ordre les logements dont les locataires sont partis. Cette jeune fille se couche à onze heures, le soir, et le matin, à cinq heures, sa patronne sonne pour qu’elle se lève. Je n’exagère rien. Ajoutez à cela que la pauvre fille est payée d’une façon dérisoire et qu’on exige qu’elle