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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

la terre. Toute l’humanité devrait comprendre cela. Il y a quelque chose de sacré dans la terre, dans la glèbe. Si vous voulez faire de vrais hommes, les arracher à la bestialité, donnez-leur de la terre et vous arriverez à vos fins. Au moins, chez nous, en Russie, il y a abondance de terre ; il y a aussi l’organisation de la commune. Tout, dans chaque pays dépend de la terre et du mode de propriété. Tout prend le caractère qu’a revêtu la propriété foncière. C’est grâce au consentement de la terre que nous avons pu abolir le servage. J’ai lu récemment les mémoires d’un gentilhomme terrien russe, écrits vers la moitié du siècle. L’auteur, dès mil huit cent vingt et quelques, voulait libérer ses paysans. Il fonda une école où il fit apprendre aux enfants à chanter en chœur les chants d’église. Un propriétaire voisin qui les entendit chanter affirma qu’on donnerait un bon prix de ce chœur de petits paysans. On ne pensait guère à l’émancipation, et notre gentilhomme était un phénomène alors. Quand il parla de liberté à ses moujiks, leur premier mot fut : « Et la terre ? » Il leur répondit : « La terre est à moi et vous la travaillerez en partageant les bénéfices avec moi de moitié. » Les moujiks se grattèrent l’oreille : « Eh bien, non ! » répondirent-ils. Nous aimons mieux rester comme nous sommes : nous vous appartenons, soit ! mais la terre nous appartient. » Le propriétaire fut abasourdi. Quel peuple de sauvages ! Il refusait la liberté, le premier de tous les biens, etc.

Plus tard cette formule : « Nous sommes à vous, mais la terre est à nous », s’est répandue et n’a plus étonné personne. Le Russe a toujours confondu excellemment ces deux idées : celle de l’existence de la terre et celle de sa propre existence. Il n’acceptait pas la liberté sans la terre, qui est tout pour lui, la base de tout. C’est grâce à cette formule qu’il a pu conserver sa « commune ».