Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/333

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
329
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ferme les yeux après ce que j’avais vu, c’est incroyable, n’est-ce pas ?

Elle put cependant, peut-être, s’apercevoir de quelque chose… Oh ! le tourbillon de pensées qui fit rage dans ma malheureuse tête ! Si elle a compris, me disais-je, ma grandeur d’âme l’écrase déjà. Que pense-t-elle de mon courage ? Accepter ainsi de recevoir la mort de sa main sans une tentative de résistance, évidemment sans effroi ! C’est sa main qui va trembler ! La conscience que j’ai vu tout peut arrêter son doigt déjà posé sur la gâchette… Le silence continua ; je sentis le froid canon du revolver s’appuyer plus fortement sur ma tempe près de mes cheveux.

Vous me demanderez si j’ai eu l’espoir d’une chance de salut ; je vous répondrai comme devant Dieu que je voyais tout au plus une chance d’échapper à la mort contre cent chances de recevoir le coup fatal. Alors je me résignais à mourir ? me demanderez-vous encore. Eh, vous répondrai-je, que valait la vie du moment que c’était l’être adoré qui voulait me tuer ? Si elle a deviné que je ne dormais pas, elle a compris l’étrange duel qu’il y avait alors entre nous deux, entre elle et le « poltron », chassé par ses camarades de régiment.

Peut-être n’y avait-il rien de tout cela, peut-être même n’ai-je pas pensé tout cela sur l’instant, mais alors comment se ferait-il que je n’aie guère pensé à autre chose depuis ?

Vous me poserez encore une question : Pourquoi ne la sauvais-je pas de son crime ? Plus tard, je me suis interrogé bien des fois à ce sujet, quand, la remembrance me glaçant encore, je songeais à ce moment.

Mais comment pouvais-je la sauver, moi qui allais périr ? Le voulais-je, seulement ? Qui dira ce que j’ai senti alors ?

Pourtant les moments passaient ; le silence était mortel. Elle était toujours debout auprès de moi et… brusquement un espoir me fit tressaillir !… J’ouvris les yeux… Elle n’était plus dans la chambre ! Je sautai droit sur mes pieds. J’étais vainqueur ! Elle était vaincue à jamais !

J’allai prendre le thé. Je m’assis en silence à la table. Tout à coup, je la regardai. Elle aussi, plus pâle encore