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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

son amour ; que la caisse de prêts c’était une sorte d’expiation que je m’imposais. À la buvette du théâtre, en effet, j’avais eu peur, mais peur de ma propre nature ; et puis le lieu où je me trouvais me semblait un endroit mal choisi pour une provocation, un endroit bête, et j’avais craint non le duel, mais l’apparence bête d’un duel né là, dans une buvette. J’avais ensuite souffert mille tourments de cette histoire et ne l’avais peut-être épousée que pour la tourmenter, pour me venger de mes propres tourments sur quelqu’un. Je parlais comme dans la fièvre. Elle me prenait les mains et me conjurait de cesser :

— Vous exagérez, me disait-elle, vous vous faites du mal !

Elle pleurait et me suppliait de tâcher d’oublier. Mais je ne m’arrêtais pas. J’en revenais à mon idée de Boulogne. Là notre destinée s’éclairerait d’un nouveau rayon de soleil ! J’en radotais.

Je cédai ma caisse de prêts à Dobronravov. Je proposai à ma femme de distribuer aux pauvres tout ce que j’avais gagné ; de ne garder que les trois mille roubles de ma marraine, avec lesquels nous partirions pour Boulogne. Après cela nous reviendrions en Russie et entreprendrions de vivre de notre travail. Je m’arrêtai à ce dernier parti, parce qu’elle ne disait rien contre. Elle se taisait et souriait. Je crois maintenant qu’elle ne sourit que par délicatesse, pour ne pas m’affliger. Je sentis que je l’excédais et ne sus pas me taire. Je lui parlais d’elle et de moi sans répit. J’allai même jusqu’à lui raconter je ne sais quoi de Loukeria ; mais j’en revenais toujours à ce qui me tourmentait.

Pendant ces cinq jours, elle-même s’anima une ou deux fois ; elle me parla de livres, se mit à rire en pensant à la scène de Gil Blas avec l’archevêque de Grenade, qu’elle avait lue. Quel rire enfantin elle avait ! Son rire du temps où elle était encore fiancée ! Mais, hélas ! devant mon extase, elle crut que je lui demandais de l’amour, moi, le mari, quand elle n’avait pas caché qu’elle espérait « être laissée à l’écart ». Oui, comme j’eus tort de la regarder avec extase ! Pas une fois pourtant je ne me posai en mari qui réclamait ses droits. J’étais simple-