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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

— Je pensais que je marcherais toute la journée par les rues. Mon vêtement fourré est chaud et si j’avais trop froid, j’irais dans un passage couvert. Au lieu de dîner, tous les jours, je me serais acheté un petit pain. Pour boire, je n’aurais pas été embarrassée : il y a de la neige, maintenant. Un petit pain m’aurait suffi pour un jour. J’ai quinze kopeks et un petit pain vaut trois kopeks. J’avais cinq jours d’assurés.

— Et après ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas pensé à après.

— Et où aurais-tu passé la nuit ?

— J’y avais songé. Quand il aurait fait noir, j’aurais été à la gare du chemin de fer, mais loin, sur la voie, où il ne passe plus personne. Il y a des quantités de wagons garés qui ne partent pas tout de suite. Je me serais cachée dans l’un de ces wagons et j’y aurais dormi jusqu’au matin. Alors, ce soir, j’ai été là-bas, là-bas, sur la voie, là où l’on ne rencontre plus de monde ; j’ai vu des wagons garés tout différents de ceux qui sont pour les voyageurs. J’en ai choisi un ; j’y suis montée, mais à peine étais-je sur le marchepied qu’un gardien est apparu et m’a crié :

— Où entres-tu ? Ce sont des wagons où on transporte des morts !

Dès que j’ai entendu cela, j’ai sauté à bas et me suis sauvée. Le gardien me poursuivait en hurlant : « Qu’est-ce que tu cherches par ici ? » J’ai couru, couru ! Je me suis retrouvée dans une rue où j’ai aperçu une maison en construction. Elle n’avait pas encore de portes ; rien que des planches qui bouchaient les ouvertures. J’ai trouvé un endroit où l’on pouvait passer entre les planches ; j’ai suivi un mur à tâtons ; j’ai trouvé un coin où il y avait par terre un tas de bois sec et lisse. Je me suis couchée dessus. Mais à peine étais-je étendue que j’ai entendu parler tout bas, très près de moi. Je me suis levée et d’autres voix ont parlé et il m’a semblé que des yeux me regardaient, dans la nuit, j’ai eu affreusement peur et me suis encore enfuie. Quand j’ai été dans la rue, des gens m’ont appelé de la maison en construction que je croyais vide !