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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ment d’un ulcère à l’intestin, mais j’espère qu’il n’est pas perdu comme il le dit, lui, un homme d’un tempérament si fort ! — Qu’il fasse au printemps prochain une saison d’eaux à l’étranger, dans un autre climat, et je suis bien persuadé qu’il guérira.

Nous nous sommes vus rarement, Nékrassov et moi ; nous avons eu ensemble des malentendus, mais il y a une chose que je n’oublierai jamais : c’est notre première rencontre dans la vie. Dernièrement j’étais allé chez lui et, tout malade qu’il était, il m’en reparlait avec plaisir. C’est un de ces souvenirs frais, bons, vraiment jeunes, comme on en garde peu.

Nous étions alors, l’un et l’autre, âgés d’un peu plus de vingt ans. Je demeurais à Pétersbourg ; il y avait un an que j’avais donné ma démission de mon poste d’ingénieur militaire, sans trop savoir pourquoi. C’était au mois de mai de 1845. — Au commencement de l’hiver, j’avais écrit les premières lignes des Pauvres Gens, mon premier roman. En mai, je l’avais fini et ne savais ni quoi en faire ni à qui le donner. Je n’avais aucune connaissance dans le monde littéraire, sauf D. V. Grigorovitch, qui n’a jamais écrit de sa vie qu’un petit article : les Joueurs d’orgue de Barbarie à Pétersbourg, paru dans une revue. Ce Grigorovitch était sur le point de partir pour aller passer l’été chez lui, à sa campagne. En attendant, il demeurait chez Nékrassov. Passant un jour chez moi, il me dit : « Apportez donc votre manuscrit à Nékrassov ; il a l’intention de publier un recueil l’année prochaine. » Je portai donc mon manuscrit au poète. Il me fit un accueil charmant, mais je me sauvai bien vite, effrayé d’être entré chez lui avec une œuvre de moi. Je comptais très peu sur un succès ; j’avais peur du parti des « Annales de la Patrie », comme on disait alors. Mon livre, je l’avais écrit avec passion, avec une émotion qui allait jusqu’aux larmes, mais je me méfiais quand même du résultat.

Le soir qui suivit j’allai chez un ami. Nous lûmes ensemble les Âmes mortes. On allait alors ainsi les uns chez les autres pour « lire du Gogol » ; on passait parfois la nuit à lire et relire le grand écrivain.