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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Mais c’est une tragédie ! Vous avez d’un seul coup touché le fond des choses ! Nous autres, les critiques, nous ratiocinons sur tout, mais vous, l’artiste, d’une image, d’un trait, vous nous montrez les dessous de l’âme humaine. Voilà le mystère de l’art, la magie de l’artiste ! Ah ! vous avez le don ! Tâchez de le garder et vous serez sûrement un grand écrivain ! »

Tout cela il me le dit et le répéta ensuite à d’autres, qui sont encore vivants et peuvent l’attester.

Je sortis de chez lui comme ivre. Je m’arrêtai auprès de sa maison ; je regardai le ciel, le jour radieux, les hommes qui passaient, et je compris que je venais de vivre un moment solennel, une minute que je n’avais jamais espérée même dans mes rêves les plus fous. (J’étais alors un terrible rêveur !)

« Est-ce que vraiment je suis grand ? » me demandais-je avec une sorte de honte de moi-même, avec un timide enthousiasme. — Oh ! ne riez pas !

Jamais plus tard je ne pensai plus que je pouvais être grand. Mais alors étais-je à l’épreuve d’un bonheur pareil ? Je me promettais de me rendre digne de ces louanges. Quels hommes ! Je tâcherais de mériter leur bonne opinion et demeurerais fidèle à l’amitié que je leur vouais. Combien j’étais honteux d’être ordinairement si léger. Oh ! si Bielinsky savait, me disais-je, ce qu’il y a de mauvais et de honteux en moi ! Et on disait partout que les hommes de lettres étaient orgueilleux et jaloux ! En tout cas mes nouveaux amis étaient les premiers, les seuls hommes dignes de ce nom, en Russie ! Ils étaient seuls détenteurs du Beau et du Vrai. Le Beau et le Vrai devaient toujours finir par vaincre le Mal et le Vice. Nous en triompherions ensemble !

Je n’ai jamais oublié ce moment-là : ce fut le meilleur, le plus exquis moment de ma vie. Quand je me le rappelais au bagne, j’en étais tout fortifié, et c’est toujours avec enthousiasme que m’en souviens. Il n’y a pas longtemps j’y ai rêvé au chevet du pauvre Nékrassov. Je ne revenais pas sur les détails, je lui disais seulement combien j’avais joui de ce premier bonheur littéraire, et je voyais que, lui aussi, se souvenait. Oui, il s’en souvenait.