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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

à me captiver, de sorte que je ne pouvais me détacher de ma lecture, mais l’ensemble me plaisait moins. Il me semblait que j’avais déjà lu tout cela, et sous une forme plus fraîche, dans l’Enfance et l’Adolescence et dans la Guerre et la Paix, du même auteur. C’est toujours bien que le sujet se soit modifie, bien entendu, l’histoire d’une famille russe de la noblesse. Les personnages et surtout Vronsky ne peuvent parler entre eux que de chevaux. Comme représentants d’une classe, ils sont intéressants, mais deviennent monotones à la longue. Il me semblait, par exemple, que l’amour de cet « étalon en uniforme », comme l’appelle un de mes amis, aurait dû être présente uniquement sous la forme ironique. Dès que cela cessait d’être comique, cela devenait foncièrement ennuyeux, surtout quand l’auteur essayait de nous peindre sérieusement le cœur de son personnage. Mais, brusquement, toutes mes objections sont tombées. La scène où son héroïne est en danger de mort (elle se remet parfaitement, du reste, par la suite), m’a fait comprendre l’un des buts essentiels de l’auteur. Au milieu de la vie niaise et mesquine que mènent ces désœuvrés éclate une vérité de la vie éternelle, et tout en est éclairé. Ces êtres insignifiants, vains et menteurs, deviennent brusquement des hommes, des vrais hommes, par le seul effet d’une loi naturelle, de la loi de la mort. Leurs yeux se dessillent et ils voient la vérité. Les derniers sont devenus les premiers et les premiers (Vronsky) comprennent et s’humilient ; une fois humiliés, ils deviennent incomparablement meilleurs, plus nobles. Le lecteur sent que toutes nos émotions, les petites, les honteuses, comme celles que nous considérons comme sublimes, ne sont que des apparences menteuses qui s’évanouissent devant la vérité vitale. Nous voyons que c’est cela que le grand romancier a voulu nous démontrer, en entreprenant son œuvre. Il n’était que trop nécessaire de rappeler aux lecteurs russes cet axiome éternel ; plusieurs, chez nous, commençaient à l’oublier. En nous forçant à nous souvenir, l’auteur a fait une bonne action, et dans aucun passage de son livre il ne s’est montré un plus grandiose et plus prestigieux artiste.