Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/450

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
446
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Vint au monde l’idée de l’honneur, et chaque groupe d’alliés arbora son étendard. Les hommes commencèrent à maltraiter les animaux, qui se réfugièrent loin d’eux, dans les forêts, et devinrent leurs ennemis. Des langues différentes naquirent. Une lutte terrible commença. Ils connurent la douleur, ces hommes, en eurent une malsaine appétence et érigèrent en principe que la vérité ne se révèle que par la douleur. Alors apparut chez eux la Science.

Quand ils furent devenus méchants, ils commencèrent à parler de fraternité et de désintéressement et saisirent les idées représentées par ces mots. Quand ils devinrent coupables, ils inventèrent la justice, rédigèrent des codes, construisirent des machines destinées à l’exécution des condamnés à mort.

Ils ne se rappelèrent plus que vaguement ce qu’ils avaient été, ce qu’ils avaient perdu et même ils n’osèrent pas croire qu’ils eussent été réellement innocents et heureux. Ils se moquèrent même de ceux qui admettaient la possibilité de ce bonheur passé, qu’ils affectaient d’appeler un rêve. Mais ce qui est le plus étrange, c’est qu’après avoir perdu toute foi en cette félicite disparue, ils eurent un désir si violent de redevenir innocents et heureux qu’ils divinisèrent ce désir, lui élevèrent des temples, lui adressèrent des prières, tout en le considérant comme irréalisable, mais en se prosternant devant lui, tout en larmes. ― Il est sûr, toutefois, que si on leur avait montré cette vie à présent rêvée, ils n’en auraient plus voulu. Quand je leur en parlais, ils me répondaient : « Oui, nous sommes méchants, menteurs et injustes ; nous le savons, et c’est pour cela que nous nous châtions nous-mêmes plus durement que ne le fera plus tard le Juge magnanime qui décidera de nos sorts et dont nous ne savons pas le nom. Mais nous avons la Science. Par elle nous retrouverons la Vérité, que nous accepterons, cette fois, consciemment. Le savoir est au-dessus du sentiment, la compréhension de la vie est plus précieuse que la vie. La science nous donnera la sagesse, et la sagesse nous révélera les lois du bonheur. »

Telles étaient leurs paroles, et pourtant chacun d’eux