Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/459

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
455
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

si peu de gens se croient à la place qu’ils méritent, beaucoup de mécontents disaient : « Pourquoi s’occupe-t-on toujours des autres et jamais de moi ?… »

Je comprenais que ce mécontentement pouvait devenir assez vil chez celui qui en souffrait pour le pousser à mettre le feu n’importe ou, et j’étais tenté de l’excuser d’avance. Par bonheur la vocation d’incendiaire ne peut naître que dans une nature excessive, du genre de celles que j’ai appelées byroniennes. Il y a d’autres méthodes moins féroces pour soulager un amour-propre souffrant. On peut mentir, calomnier, inventer de vilaines histoires ou envoyer une lettre anonyme injurieuse. C’est pour cela que je ne suis pas surpris que notre siècle soit, en même temps que celui des grandes réformes, le siècle des lettres anonymes déplaisantes. Ces épîtres peu flatteuses sont partie intégrante de la littérature russe contemporaine et accompagnent toutes ses manifestations.

Lequel des auteurs ou des éditeurs n’en reçoit pas ? J’ai appris que les rédacteurs des plus récentes revues en reçoivent un tel nombre, dès l’apparition de leur recueil, qu’ils ne les lisent plus jusqu’au bout et se contentent de les parcourir. L’un d’eux a voulu me donner une idée de quelques-unes de ces missives ; mais, dès les premiers mots, le fou rire l’a pris et il n’a pu continuer. Ce qui prouve que plus ces écrits sont insultants et furibonds, plus ils sont inoffensifs et même amusants. Pour atteindre son but, qui est de fâcher, une lettre anonyme doit garder une certaine dignité de ton. Mais nos mécontents en sont encore à la période de l’enfance de l’art : leurs mauvais sentiments sont encore spontanés, irréfléchis ; ils ont besoin de mûrir.

Nos insulteurs ne sont pas de la force de l’inconnu mystérieux du drame de Lermontoff, de ce personnage vindicatif qui, ayant reçu un soufflet, se retira pendant trente ans dans un désert pour méditer sa vengeance. Non, ils sont d’étourdis et de bouillants Slaves qui se hâtent d’injurier, pour en avoir plus tôt fini. Ils seraient peut-être très disposés à se réconcilier avec l’insulté aussitôt après l’avoir abreuvé de sottises. Tout cela est jeune, frais, printanier, quoique très vilain, avouons le.