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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

devant témoins. Le peuple russe fait, évidemment, usage de locutions très grossières, mais bien moins souvent qu’on ne croirait. Il emploiera les mots malpropres en quelque sorte machinalement, mais n’y mettra pas l’intention qu’on se figure. Seuls des ivrognes, des vagabonds, des fainéants déclassés, que le peuple méprise, raffineront sur l’obscénité. Le peuple, tout en se montrant parfois mal embouché, n’ignore pas que c’est une laide habitude que celle de parler salement et condamne cette habitude. C’est quand il y eut désaccord entre nos intellectuels et les classes populaires que notre aristocratie se persuada que le peuple se délecte de paroles répugnantes. Nos intellectuels ignorent complètement le peuple.

Les espérances que je fonde sur le peuple, je crois tout aussi bien pouvoir les fonder sur la génération nouvelle. Le peuple et la jeunesse intellectuelle ont de bien plus grandes chances de s’entendre aujourd’hui qu’au temps où notre génération était jeune. Notre jeunesse est sérieuse, et il serait à souhaiter qu’elle fût mieux guidée.

Puisque nous parlons de la jeunesse, je dirai qu’un très jeune homme qui ne partageait pas toutes mes façons de voir m’a récemment adressé une lettre très vive, quoique nullement impolie, l’a signée en toutes lettres et a accompagné son nom de son adresse. Je l’ai prié de passer chez moi ; il est venu et m’a agréablement frappé par son sérieux et l’ardent intérêt qu’il portait à la question qui nous divisait. Sur quelques points il finit par me donner raison et se retira tort pensif.

J’ajouterai que la jeune génération actuelle discute plus courtoisement que nous ne faisions. Ces jeunes gens écoutent et laissent parler, parce que l’éclaircissement du point en litige a pour eux plus d’importance que la satisfaction de leur amour-propre. Mon visiteur, avant de partir, me témoigna ses regrets de m’avoir écrit une lettre aussi vive, et cela d’une façon parfaitement digne. Le seul malheur est que notre jeunesse manque de guides ! Comme elle a besoin de directeurs, elle s’est souvent ruée à la suite de personnages assez indignes de sa confiance ; quelques-uns de ces derniers, toutefois, étaient sincères. Quel devra être, quels devront être le