Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/471

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
467
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’abord aller jusqu’au bout de mon idée actuelle, tout en m’expliquant brièvement. Si le sol est possédé par des gens sérieux, tout ira bien dans le pays ; les questions graves seront réglées sérieusement, aussi bien que les détails particuliers. On rit, chez nous, par exemple, des écoles populaires ; moi je crois qu’elles prendront sérieusement racine dans le pays lorsque la culture et la propriété seront organisées d’une manière sérieuse ; l’agriculture bien entendue donnera de bonnes écoles, et les écoles judicieusement conduites donneront une bonne agriculture. Il en sera de même de tout, parallèlement. Le fonctionnement de l’organisme national ne sera parfait que quand la propriété terrienne sera, de nouveau, fortement assise. Le régime de cette propriété aura aussi la plus grande influence. Sa façon d’être, son caractère seront ceux de la nation.

Mais, pour l’instant, nos propriétaires se promènent à l’étranger, hantant les capitales et les villes d’eaux, faisant monter les prix des hôtels, traînant derrière eux des bonnes et des gouvernantes pour leurs enfants, qu’ils habillent selon les modes anglaises, pour la plus grande gaîté de l’Europe, qui regarde et s’ébaubit. On les prend pour de richissimes rentiers. Allez donc dire à l’Europe que ce sont des rentiers sans rentes, qui mangent leur dernier capital ! L’Europe ne vous croira pas ; les choses ne se passent pas ainsi chez elle. Ces sybarites qui flânent par les kursaals allemands et sur le bord des lacs suisses, ces Lucullus qui se ruinent dans les restaurants de Paris savent très bien, — et s’en affligent, — qu’ils arriveront au bout de leur rouleau et que leurs enfants, ces chérubins déguisés en petits anglais, seront forcés plus tard de demander l’aumône ou de se transformer en ouvriers français ou allemands. Ils s’en affligent, mais tant pis ! Après eux, le déluge ! À qui la faute ? Eh parbleu ! toujours à nos mœurs et traditions russes, qui veulent qu’un homme « comme il faut » ne fasse rien. Les plus libéraux d’entre eux ajoutent peut-être intérieurement : « Qu’importe que nos enfants n’aient pas de fortune : ils seront héritiers de hautes et saintes idées ! Élevés loin de la Russie, ils ne connaîtront ni les popes, ni ce mot imbécile