Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/485

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
481
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Pour le moment, ils étaient grisés par leur victoire, soit ! mais, dans un avenir, peut-être très rapproché, quand les chefs dont ils étaient enthousiasmés s’en iraient dans un autre monde et céderaient la place à d’autres, les vieux instincts, apaisés pour un temps, pourraient reprendre toute leur violence. C’était même très probable. Les antiques idées d’indépendance se réveilleraient et tout l’Empire en serait ébranlé. Des scissions se produiraient, et le terrible ennemi, guéri des blessures reçues, pourrait être près justement alors, à recommencer la lutte. Car il ne se reposait pas, l’ennemi, et l’on pouvait s’inquiéter de ses intentions. Il y avait aussi, en quelque sorte, une loi de nature, qui rendait dangereuse la position de l’Allemagne. L’Allemagne est en Europe le pays central ; si forte qu’elle soit, elle est prise entre la France et la Russie. Il est vrai que les Russes sont demeurés, jusqu’à présent, avec elle, en termes politiques, mais ils sont bien capables de deviner que ce n’est plus la Russie qui a besoin de l’alliance allemande, mais bien l’Allemagne qui ne peut se passer de l’alliance russe, que les destinées de l’Allemagne dépendent fatalement de son accord avec la Russie, surtout depuis la guerre franco-prussienne. Et un homme du sens politique du prince de Bismarck, même s’il était bien certain de sa force, était très capable de croire que la Russie éprouvait de lui une crainte exagérément respectueuse.

D’autant plus qu’il arriva une chose extraordinaire, — extraordinaire pour tout le monde mais non pour le prince de Bismarck, dont le génie, on le sait maintenant, avait prévu « cette aventure ». Pourquoi se mit-il à haïr si fortement le catholicisme, pourquoi persécuta-t-il si impitoyablement tout ce qui tenait à Rome, c’est-à-dire au Pape ? Pourquoi se hâta-t-il de s’assurer l’alliance italienne si ce n’est afin de ruiner le pouvoir temporel du Pape avec l’aide du gouvernement italien ? Il n’en voulait pas à la foi catholique, mais bien au principe romain de cette foi. Sans doute, il agit en Allemand — et en protestant, — contre ce qui était l’assise fondamentale du monde de l’Extrême Orient, éternellement hostile à