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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’art. Je note mes impressions dans ce Carnet, et ne vois pas au nom de quel devoir imaginaire je m’interdirais d’y faire entrer les plus fortes de toutes celles que je ressens sous le prétexte qu’elles me sont venues d’une œuvre littéraire.

Cette œuvre n’est, du reste, pas à mes yeux uniquement littéraire, elle a une tout autre portée. Je vais peut-être dire une chose naïve, mais tant pis ! J’avouerai que l’apparition de ce roman s’est un peu confondue en moi avec la déclaration de guerre de ce printemps ; qu’il y a pour moi un lien entre les deux événements. Au lieu de vous moquer de moi, vous feriez mieux de m’écouter :

Sur une masse de questions j’ai des opinions plutôt slavophiles, bien que je ne sois peut-être pas un Slavophile pur. Tout le monde ne se fait pas les mêmes idées sur les Slavophiles. Pour beaucoup de nos contemporains, aussi bien que jadis pour Bielinsky, toute la Slavophilie a consisté dans le culte du kvass et du radis. Bielinsky, du reste, n’allait pas plus loin dans ses études sur la Slavophilie. Pour d’autres, et c’est le plus grand nombre, cette Slavophilie se manifeste par le désir de libérer et d’unifier toutes les populations slaves sous l’égide de la Russie. Pour d’autres encore, c’est l’union spirituelle de tous les croyants orthodoxes dans le but de donner à notre grande Russie une autorité morale assez forte pour qu’elle puisse enfin dire à l’humanité entière la parole attendue. Et cette parole sera dite en vue de l’union définitive de toute l’humanité, union universelle dont l’idée première à toujours été en germe dans l’âme des Slaves et plus particulièrement dans l’âme de notre grand peuple russe, pendant tant de siècles condamnés au silence, mais qui, à toute époque, a recelé de grandes forces pour la solution de tant de problèmes, de tant de malentendus de la civilisation européenne. C’est à cette fraction de convaincus et de croyants que j’appartiens.

Il n’y a pas lieu de s’en moquer. Cette croyance est vieille, et non seulement elle ne meurt pas, mais encore elle se fortifie chaque jour ; elle acquiert à tout moment de nouveaux fervents, ce qui forcera peut-être les railleurs à lui accorder plus d’attention.