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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ira jusqu’au bout, et nous entendrons la grande parole, que la Russie, ayant derrière elle tout le monde slave, doit dire à l’Europe. Et quelque chose a déjà été dit, quoi que l’Europe soit encore loin de comprendre. » Voilà ce qu’ont pensé les croyants, dont la foi s’est encore affermie. Toutefois l’œuvre prend de telles proportions que diverses questions inquiétantes se font jour. La Russie tire son épée contre les Turcs, mais qui sait si elle ne se heurtera pas à l’Europe, qui est autre chose que la Turquie ? « Sommes-nous prêts à subir une nouvelle collision ? » se disent encore les croyants. « L’Europe ne nous comprend pas… Nous prophétisons, nous autres croyants, que, seule, la Russie sera capable de résoudre la question de l’alliance humaine universelle sans effusion de sang, mais après qu’elle aura versé beaucoup de son sang, à elle, car, encore une fois, L’Europe méconnaît sa pensée… Oui, nous avons la loi, nous autres, mais nos paroles ont peu d’écho parfois, même en Russie. On nous répond que nous ne sommes que des rêveurs exaltés ; que nous ne parlons que de nos songes sans jamais montrer un seul fait qui justifie nos « prophéties ». Prétendons-nous que l’affranchissement des serfs, si mal compris encore chez nous au point de vue du relèvement de l’âme russe, soit une preuve de ce que nous avançons ? Ou bien sera-ce notre sentiment de fraternité inné qui prouvera quelque chose, ce sentiment qui se fortifie tous les jours en dépit de siècles de compression et malgré les sarcasmes dont on l’accable ? Nous affirmerons que tel est bien notre avis, et l’on nous rétorquera que nous ne voyons tout cela que dans nos rêves de visionnaires ; que ce ne sont pas là des faits qui puissent s’interpréter autrement que d’une manière vague et contradictoire. Et c’est nous qui avons si peu de confiance en nous-même, qui nous suspectons les uns les autres, qui voulons, nous heurter à l’Europe ! L’Europe ! Mais savez-vous que c’est pour nous une chose terrible et sainte, que l’Europe ! Savez-vous que cette Europe nous est bien chère, même à nous, les rêveurs slavophiles, à nous, qui d’après vous, haïssons l’Europe ? C’est pour nous, le « monde des miracles saints » ignorez-vous à quel point nous les aimons, ces « miracles » et