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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Il est vrai que Serge Ivanovitch badine ensuite ; mais le naïf Lévine exprime franchement, en enfant terrible, ce que le prince dissimule sous une plaisanterie.

Koznischec ayant répondu que personne n’a déclaré la guerre, mais que les Russes ont compati aux souffrances de leurs frères et voulu les secourir, Lévine s’écrie en défendant son beau-père :

— Mais le prince ne parle pas de secours ; il parle de la guerre. Le prince se demande comment des particuliers osent prendre part à une guerre sans l’autorisation du gouvernement !

Vous voyez aussi maintenant quel était le souci de Lévine. La question posée carrément, et elle est encore soulignée par une répartie maladroite de Katavassov. Lévine explique ensuite sa théorie :

— … La guerre est une chose si bestiale, si féroce, si horrible, que pas un homme, — je ne dis pas même un chrétien — ne voudrait assumer la responsabilité de la déclarer. Le gouvernement, lui qui peut la déclarer, a été poussé systématiquement vers la guerre. D’un autre côté, il me semble que, d’après la science et le bon sens, dans des affaires d’État et surtout dans des affaires de guerre, les particuliers devraient abdiquer leur volonté personnelle.

Serge Ivanovitch et Katavassov qui ont des objections toutes prêtes parlent en même temps :

— Il peut y avoir des cas, dit Katavassov, où le gouvernement ne faisant pas la volonté des citoyens, la société a le devoir de se prononcer. Mais Serge Ivanovitch, évidemment, n’approuve pas cette façon de voir.

Somme toute on soutient que l’année dernière, la guerre a été déclarée contre le gré du gouvernement.

Lévine mène son accusation jusqu’au bout. Ce n’est pas tant la vérité qui lui est chère que la demi-conviction qu’il s’est forgée… Il conclut ainsi :

… Le peuple jadis a exprimé sa pensée dans cette légende de la royauté offerte au chef des Varègues : « Régnez et gouvernez-nous. Nous nous soumettrons avec joie. Nous assumerons tout le travail, toutes les peines, tous