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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

condamner ? Oh ! alors je vous dirais : Sachez souffrir cette peine et condamnez : la vérité a plus d’importance que vos chagrins personnels.

Réfléchissez. Si nous sommes amenés à croire fermement que nous valons parfois moins qu’un criminel, il est trop clair que nous nous reconnaissons capables de commettre les mêmes crimes que lui. Nous sommes moralement ses complices. Si nous étions meilleurs, il serait meilleur aussi et aurait agi moins vilement ou monstrueusement ; il n’aurait pas comparu devant nous…

― Alors, l’acquittement s’impose !

― Pas du tout ! Le mal est mal ; nous devons le proclamer ; il faut condamner ; mais si nous voulons être justes, nous prendrons sur nous la moitié du poids de notre arrêt. Nous sortirons avec un juste remords de la salle du tribunal, et ce remords sera pour nous le châtiment. Et si la souffrance que nous avons causée est équitablement infligée, elle nous rendra meilleurs, parce que nous en aurons pâti. C’est ainsi seulement que nous pourrons nous amender et amender les autres. (Fuir toujours son propre jugement pour n’en pas souffrir, c’est trop commode !) C’est ainsi encore que nous pourrons justifier ce principe qu’il n’y a pas de crimes et que le milieu seul est coupable. En poussant l’indulgence actuelle jusqu’à ses dernières limites, nous en viendrions logiquement à considérer le crime comme un devoir, comme une légitime protestation contre les abominations du « milieu ». Cette façon de voir serait tout à fait opposée à la doctrine du Christianisme qui, tout en reconnaissant l’influence du milieu, propose comme un saint devoir l’obligation de lutter contre cette influence.

En rendant l’homme responsable, le Christianisme lui accorde du même coup la liberté ; au contraire, en le faisant victime inconsciente de toutes les imperfections de ce qui l’entoure, la doctrine du « milieu » retire à l’homme jusqu’à sa personnalité : elle le mène droit à l’esclavage le plus vil qu’on puisse concevoir.

Admettez-vous un instant que, si tel individu a besoin de tabac et n’a pas d’argent pour en acheter, il agisse