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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

s’ils devenaient des renégats… Des offrandes vinrent de toutes parts pour ces martyrs, puis le bruit courut qu’un général russe était parti au secours des Chrétiens. Des volontaires se présentaient en masse pour aller le rejoindre. Tout cela créa un mouvement dans le peuple, auquel il semblait, comme je l’ai dit plus haut, avoir entendu un appel au repentir. Celui qui ne pouvait partir apporta son obole, mais toute la Russie accompagna de ses vœux les volontaires qui se mettaient en route. Le vieux prince ne put suivre tout cela de Karlsbad, et il revint en Russie plus plein d’humour que jamais. Mais que pouvait comprendre de la Russie et du Russe ce petit vieillard de Club. Lévine, homme réellement intelligent, était beaucoup mieux en état de comprendre, mais ce qui le déroutait c’était que toute cette agitation vint de gens fermés à toute notion géographique, et il était comme blessé qu’on eût déclaré la guerre sans le consulter ! Cela n’empêchera pas ce mouvement d’être né d’une pitié fraternelle et du dévouement à la cause du Christ. Remarquez qu’en parlant de ce fait historique, je ne songe pas à louer le peuple russe ; je ne loue ni ne blâme ; je constate tout simplement. Je crois que de là viendront de grandes choses, et voilà tout. J’ajoute que, dans la vie des peuples, tous les évènements d’importance prennent, en quelques sortes, la physionomie de la nation, qui les subit ou les provoque. Le peuple ne sait pas les géographie, soit ; mais il sait ce qu’il doit savoir. Il est vrai que l’on pourrait lui dire que tous ses pèlerinages ne sont que la manifestation d’une idée un peu étroite de ses devoirs ; qu’il n’a pas besoin d’aller si loin pour rencontrer le bien ; qu’il serait préférable de voir les paysan renoncer à l’ivrognerie, songer plus à l’épargne en vue de leur bien-être, s’abstenir de battre leurs femmes, organiser des écoles, faire des routes, etc., en un mot travailler à ce que la Russie, leur patrie, commençât à ressembler un peu plus aux « autres pays européens civilisés ». On pourrait aussi faire observer au pèlerin que ses pérégrinations sont entreprises dans un but égoïste, celui du salut de son âme, et ne sont utile ni à la foi, ni aux siens, ni à personnes ; qu’elles