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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

rue, tu voies un ivrogne frapper une femme ou un enfant !… Tu ne demanderas pas si l’on a déclaré la guerre à ce pochard ; tu tomberas dessus.

— Mais je ne tuerais pas, répond Lévine.

— Tu le tuerais !

— Je n’en sais rien. Je ne puis pas dire cela d’avance. Et ce n’est pas un sentiment aussi spontané que l’on éprouve pour la cause slave.

— Peut-être pas toi, mais d’autres l’éprouvent. Dans le peuple, on se représente très vivement les souffrances des orthodoxes sous le joug des Turcs…

— Cela peut-être, dit évasivement Lévine, mais, moi-même, qui fais partie du peuple, je ne le sens pas.

Encore cette idée qu’il « fait partie du peuple » ! il n’y a que deux heures que Lévine est revenu à sa croyance, en entendant parler un homme du peuple, et c’est ainsi qu’il parle ! Il devrait, rien que pour cela, voir à quel point il diffère d’un homme du peuple ! Il y a entre lui et le peuple une différence fondamentale. Pourquoi se croit-il « peuple » ? Parce qu’il sait atteler un chariot et sait que les concombres se mange avec le miel ? Quelle présomption !

Remarquez, du reste, que la discussion est menée de façon à donner raison à Lévine à la fin. Serge Ivanovitch vient nous dire que, si Lévine voyait dans la rue un ivrogne battre une femme ou un enfant, il le tuerait. Il dit une bêtise parce qu’il n’y a pas besoin, pour se débarrasser d’un ivrogne qui maltraite une femme, de le tuer. L’essentiel est qu’il ne s’agit pas d’une rixe dans la rue. La comparaison est fausse. On parle des Slaves et des tortures qu’ils subissent. Et Lévine ne sent rien !

Or, nous sommes renseignés sur ces tortures. Les Turcs prendront un homme qu’ils écorcheront vif, sous les yeux des siens. En présence des mères, ils jetteront en l’air de petits enfants, qui retomberont sur des pointes de baïonnettes ; ils violeront des femmes, qu’ils poignarderont après. Lévine ne sent rien ! et affirme que le sentiment de pitié qu’inspirent les Slaves est tout artificiel. J’affirme, moi, que ce sentiment existe. J’ai vu un homme généralement peu enclin à la sensiblerie,