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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

On a prononcé beaucoup de discours sur sa tombe. On a lu aussi une admirable poésie d’un auteur demeuré inconnu. À mon tour, j’ai fendu la foule jusqu’à la fosse encore couverte de fleurs et, très impressionné, d’une voix faible, j’ai, à la suite des autres, prononcé quelques paroles.

J’ai commencé par dire que Nékrassov était un cœur blessé, que toute sa poésie, tout son amour pour les souffrances venaient de là. Il a toujours été à ceux qui souffraient de la violence, de la tyrannie, de tout ce qui opprime la femme et l’enfant russe au sein même de la famille. J’ai aussi exprimé cette opinion que Nékrassov terminait la série des poètes russes qui nous apportaient « une parole nouvelle ». Il a eu comme contemporain le poète Tutchev, qui s’est peut-être montré plus « artiste », mais qui n’occupera jamais la place due à Nékrassov. Ce dernier doit être mis tout de suite après Pouschkine et Lermontov.

Quand j’eus prononcé ces paroles, il se produisit un petit incident. Une voix, dans la foule, cria que Nékrassov était supérieur aux Pouschkine et aux Lermontov, qui n’étaient que des « byroniens ». D’autres voix répétèrent : « Oui, supérieur ! » Je n’avais même pas songé à comparer entre eux les trois poètes, mais dans un Message à la Jeunesse russe, M. Skabitschevsky raconta que quelqu’un (c’est à dire moi) n’avait pas craint de comparer Nékrassov à Pouschkine et à Lermontov. « Vous avez unanimement répondu qu’il leur était supérieur. » J’ose affirmer à M. Skabitschevsky qu’il s’est trompé. Une seule voix a crié : «… supérieur, supérieur à eux ! » et c’est la même voix qui a dit que Pouschkine et Lermontov était des « byroniens ». Quelques voix seulement répétèrent : « Oui, supérieur ! »

J’insiste sur ce point, parce que je vois avec chagrin que toute notre jeunesse tombe dans l’erreur. Les grands noms doivent être sacrés pour les cœurs jeunes. Sans doute le cri ironique de « byroniens ! » ne venait pas d’un désir d’entamer une querelle littéraire devant une tombe encore entr’ouverte, mais d’un besoin de proclamer toute l’admiration ressentie pour Nékrassov, dans le