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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

méfait vous donniez au malfaiteur une chance de se racheter ? Il croira que tout lui est permis. Voilà ce que vous y gagnerez, à la fin des fins. Vous en viendrez même à ce que le sentiment du juste et de ce qui est honnête disparaisse complètement de l’âme du peuple.

Récemment, j’ai passé quelques années à l’étranger. Quand je quittai la Russie, les nouveaux tribunaux commençaient à fonctionner chez nous. Aussi, avec quelle avidité je lisais, de l’autre côté de la frontière, tout ce qui avait trait à la vie judiciaire en Russie ! Dans ce même séjour à l’étranger, il m’est arrivé souvent d’étudier des Russes, exilés volontaires. J’observais leurs enfants, qui ne savaient pas leur propre langue ou l’avaient oubliée. Tous ces compatriotes se transformaient peu à peu, par la force même des choses, en véritables « émigrés ». Il m’était fort pénible de songer à cela. Que de forces gaspillées ! me disais-je ; combien d’hommes, peut-être de première valeur, perdus pour nous ! Et chez nous on a un tel besoin d’hommes !

Mais parfois, en sortant d’un salon de lecture, je me réconciliais avec les « exilés volontaires », non sans avoir le cœur bien serré. J’apprenais par un journal russe, qu’on venait d’acquitter une femme qui avait assassiné son mari. Le crime était clair, prouvé. Elle l’avouait elle-même. Et le verdict était : non coupable ! Je lisais qu’un jeune homme avait forcé un coffre-fort et s’en était approprié le contenu. Il était, disait-on, fort amoureux d’une femme pour laquelle il lui fallait, coûte que coûte, trouver de l’argent. Celui-là aussi était déclaré non coupable ! Encore eussè-je admis tant d’indulgence, si ces arrêts avaient été dictés par une compassion justifiée, par une pitié de bon aloi !… Mais là, il m’était impossible de voir une seule raison qui militât en faveur d’un acquittement. Je me sentais péniblement impressionné. La Russie, tout à coup, me fit l’effet d’un marécage caché par une couche de terre, sur laquelle on a pensé pouvoir construire un palais. Le terrain en semble ferme, uni, quand il est en réalité fragile comme une mince croûte de glace : aussitôt qu’on y pose le pied, on tombe dans un gouffre boueux.