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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Depuis longtemps, je suis de retour dans mon pays, et mon inquiétude ne m’a pas quitté.

Je me demande si ces jurés sont vraiment des êtres miséricordieux, et voilà la vraie question : ne riez pas de l’importance que je lui accorde. La vraie pitié peut toujours s’expliquer par une raison quelconque ; sans cette explication, il n’y a que malentendus et ténèbres.

Voyons ! Un mari accable sa femme de mauvais traitements, la martyrise comme il ne martyriserait pas un chien, la tue ou l’estropie pour de longues années. Supposons qu’elle ne succombe pas aux sévices du scélérat, mais que, désespérée, après avoir été sur le point de recourir au suicide, la malheureuse, affolée, aille demander secours au tribunal du village. Là, on l’envoie promener en lui disant avec indifférence : « Tâchez de vivre en meilleur accord avec votre mari ! » Et cette histoire-là n’est pas de pure fantaisie ; on l’a lue dans tous les journaux, et l’on doit s’en souvenir encore. La femme sans protection, ne sachant plus à qui s’adresser, malade de terreur, se pend. On juge le mari et on le trouve digne d’indulgence !

Longtemps, j’ai été hanté par la scène qui a dû se jouer entre la femme et le mari. Elle me hante encore.

Je me figure très bien le mari : on a écrit qu’il était de haute taille, robuste, de forte corpulence. Les témoins ont affirmé qu’il était naturellement cruel.

Il lui arrivait d’attraper une poule et de la pendre par les pattes, la tête en bas, pour s’amuser. Il raffolait de cette distraction. Il frappait sa femme avec tout ce qui lui tombait sous la main, corde ou bâton. Un jour, il lève une lame du parquet de sa maison, passe les jambes de sa femme par l’ouverture ainsi obtenue, puis cale solidement là-dedans les tibias de sa prisonnière. Quand il la voit bien fixée au plancher, il prend la première chose venue, pesante bien entendu, et frappe et frappe ! Je crois qu’il n’aurait jamais pu dire pourquoi il battait ainsi sa femme. Je me doute pourtant de la vraie raison. Il la massacrait de coups pour le motif qui lui faisait pendre la poule la tête en bas : pour son plaisir ! Il lui était aussi fort agréable de la voir souffrir de la faim. Il