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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

lui montrait le pain sur la table et lui disait : « Ça, c’est mon pain, à moi tout seul ; tâche d’y toucher ! » N’était-ce pas assez joli ! La malheureuse allait alors mendier avec son enfant de dix ans. Si on lui donnait quelque chose, elle mangeait, sinon elle crevait de faim. Avec cela le tyran la forçait à travailler… Et elle obéissait à tout, sans protestation… Je crois voir aussi le visage et le corps de cette pauvre créature : Je me l’imagine toute petite et maigre comme un clou. J’ai remarqué que les gros hommes, très grands, ont souvent une sorte de goût brutal pour les petites femmes minces. Il me semble me rappeler qu’elle était enceinte, sur les derniers temps. Mais il manque encore un trait à mon tableau : Avez-vous vu parfois un moujik battre sa femme ? Moi, j’ai vu cela ! L’excellent homme fustige le plus souvent sa justiciable à l’aide d’une corde, d’un ceinturon, de n’importe quoi de contondant. (Dame ! Le moujik est privé de tous plaisirs esthétiques : le théâtre, la littérature, la musique, lui sont refusés. Il faut bien qu’il remplace tout cela par quelque chose !) Après avoir bien calé les jambes de sa femme dans le vide du parquet, notre moujik y allait sans doute d’abord méthodiquement, presque nonchalamment, d’après un rythme à lui. Puis il tapait plus fort, à grands coups réguliers, sans écouter les cris et les prières de l’infortunée ou, pour mieux dire, il les écoutait avec une délectation de dilettante. (Sans cela pourquoi, diable, l’aurait-il battue ?) Comme nos sorts, dans cette vie, nous sont bizarrement distribués ! Une toute petite erreur dans la répartition des destinées, et cette femme pouvait être Juliette, Béatrice ou Gretchen. Elle pouvait être grande par la naissance ou par la beauté, vivre l’existence d’une de ces héroïnes que rêvent les poètes. Et voici que l’on fouette comme un animal fautif Juliette, Béatrice ou Gretchen ! Les coups pleuvent, assénés de plus fort en plus fort ; le moujik commence à goûter une jouissance raffinée. Les cris éperdus de la martyre l’enivrent comme un alcool.

— Oh ! je te laverai les pieds et boirai ensuite l’eau du baquet ! hurle douloureusement Béatrice, d’une voix