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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

qui doivent tenir le sol, mais les cultivateurs. Celui qui cultive la terre mène tout. Le cultivateur, c’est l’État, la force centrale, le cœur du pays. Pourtant cet axiome ne semble-t-il pas contredit à l’heure actuelle ? Ne sont-ce pas les constructeurs de chemin de fer et les Juifs qui ont la main sur toutes les forces économiques ? En ce moment, le pays se couvre de voies ferrées, et cela encore se passe comme nulle part ailleurs. L’Europe a mis un demi-siècle à construire des réseaux de chemins de fer, et elle est riche. En Russie, les derniers 15 ou 16.000 verstes de chemins de fer se sont construites en dix ans, et notre État est pauvre. Et cela s’est fait au lendemain de l’émancipation des serfs. C’est là que sont allé ces capitaux, dont la terre avait tant besoin. C’est sur les ruines de l’agriculture qu’on a installé des chemins de fer.

Et la question de la propriété privée est-elle résolue chez nous ? Sans une saine solution de cette question, il n’y aura point de stabilité dans le pays, et sans stabilité, comment peut-on exiger, en Russie, des finances, des budgets à l’européenne ? L’agriculture, pendant un siècle et demi, n’a pas eu de développement régulier : « Et comment arrivons-nous à quelque chose, si ce n’est par cette même agriculture ? S’il existe des niais qui pensent sauver l’ « édifice » en empruntant je ne sais quelles inventions européennes, nous renions ces imbéciles et nous croirons que pis ce sera, et mieux ça vaudra. Voilà notre philosophie. » Je vous avoue qu’il a beaucoup de gens qui voient les choses ainsi. Malheureusement, ils veulent dire : « Que ce soit pis pour les autres, mais meilleur pour moi ! » Ces gens-là ont des appétits de loups. Ils sont méchants et voluptueux et ne veulent rien supporter. Adieu les dîners ! adieu les cocottes ! et de désespoir nos gens se brûlent la cervelle. Et c’est heureux encore quand ils se brûlent la cervelle et ne vont pas très légalement voler leurs voisins. Les affaires stagnent, l’indigence générale s’accroit. Les commerçants, de tous côtés, se plaignent qu’on achète plus rien. Les fabriques produisent le moins possible. Entrez dans un magasin et demandez comment