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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vautre dans le péché, dans la boue. Mais ne sont-ils pas coupables de son abaissement, eux qui l’ont opprimé ? Ils nous étalent des superstitions, insistent sur son peu de zèle extérieur religieux et s’imaginent même parfois que le peuple est athée. Toute leur erreur provient de ce qu’ils ne savent comprendre l’idée que le peuple se fait de l’Église. Je ne parle pas du clergé ou des rites, mais bien des rêves vaguement socialistes que le paysan mêle à ses conceptions religieuses ; le mot « socialiste » semble inconciliable avec les principes de l’Église ; mais je ne m’en sers que pour mieux me faire comprendre, si étrange que cela puisse paraître. J’entends par là les espoirs de fraternité d’union universelle humaine en l’amour du Christ, espoirs auxquels le peuple ne veut pas renoncer. Si l’union rêvée n’existe pas encore, si l’Église nouvelle n’est pas encore fondée, une Église qui se contentera pas de prières, mais commandera l’action, vit déjà dans le cœur de nos paysans russes. Le socialisme du peuple russe ne réside ni dans les théories communistes, ni dans des formules en quelque sorte mécaniques, mais bien dans l’union universelle de tous les hommes au nom du Christ. Le voilà le socialisme russe et nos européanisés en rient ! Il y a donc dans le peuple beaucoup d’autres « idées » que l’aristocratie n’admettra jamais et considérera comme absolument tartares. Je n’en parlerai pas ici, bien qu’elles soient plus sérieuses que l’on ne s’imagine. Mais j’en reviens à l’orthodoxie. Qui ne comprend pas la foi et le but du peuple ne comprendra jamais ce peuple, je puis dire ne l’aimera jamais. Comme le peuple ne veut devenir tel que le voudraient voir nos sages, il y a plus d’une chose à craindre dan l’avenir. Jamais, le peuple n’accueillera un Russe européanisé comme l’un des siens : « Aime ce que je regarde comme saint, dira-t-il, vénère ce que je vénère et alors tu seras un frère, bien que tu t’habilles autrement que moi, bien que tu sois un » monsieur « et que tu ne saches pas toujours trop bien t’exprimer en russe. » Car notre paysan a aussi quelques idées larges. Non, le peuple russe n’est pas une masse inerte où une machine à payer des impôts, comme vous tentez de le démontrer.