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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vent, je traduis des livres français pour nos éditeurs. Je rédige aussi des réclames pour les négociants : « Acheteurs, attention ! Procurez-vous cet article rare : le thé rouge des plantations de… »

Pour un panégyrique de feu Piotr Matveievitch, j’ai reçu une assez forte somme. J’ai composé l’Art de plaire aux Dames, commandé par un éditeur. J’ai fabriqué environ soixante livres de ce genre dans ma vie. J’ai l’intention de faire un recueil des mots spirituels de Voltaire, mais j’ai peur que cela ne paraisse un peu fade chez nous. Et voilà toute mon histoire d’écrivain. Ah ! j’oubliais que j’ai envoyé plus de quarante lettres à divers journaux et revues pour réformer le goût littéraire de mon pays et dépensé ainsi je ne sais combien de roubles en affranchissements.

Je pense que le peintre a fait mon portrait, bien moins à cause de ma réputation littéraire que dans le but de peindre une chose assez rare : un homme pourvu de deux grains de beauté symétriquement posés sur le front. Je suis, à ce point de vue, une sorte de phénomène, et voilà bien nos peintres d’à présent : ils n’ont plus d’idées, alors ils recherchent les singularités. Et comme ils sont bien réussis, mes grains de beauté, sur le portrait ! Ils vivent, ils sont parlants ! C’est cela qu’on appelle le réalisme, aujourd’hui.

Pour ce qui est de la folie, je crois qu’on a suivi une mode de l’année dernière. Il était alors de bon goût de trouver la plupart des écrivains fous. On ne voyait dans les journaux que des phrases de ce genre : « Un tel a beaucoup de talent ; malheureusement cette variété de talent le conduira, que disons-nous ? l’a conduit tout droit à la folie. »

Quoi qu’il en soit, un ami est venu me voir hier, et ses premiers mots ont été : « Tu sais, ton style change ; tu deviens obscur, embrouillé ! »

Mon ami a raison. Et non seulement je vois mon style changer, mais encore mon esprit se modifier. Je souffre dans la tête et commence à distinguer des formes étranges, à entendre des sons bizarres. Ce ne sont pas des voix qui parlent alors. Je ne saisis qu’une seule inflexion de