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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

« Autrefois, tu as pu être un honnête et gentil garçon, mais il y a longtemps que tu as oublié cela toi-même. Tes polémiques avec tes contradicteurs et leurs répliques, tout cela ressemble à des batailles de chiens ou à des luttes de gamins qui ne savent pas encore pourquoi ils s’entre-rossent. Toi, vieil enfant à cheveux blancs, tu te bats à coups d’épithètes ordurières.

« Comme tu n’as aucune espèce de conviction, tu cherches à pénétrer le plus possible dans les secrets de la vie intime de ton antagoniste pour pouvoir l’attaquer dans sa conduite, dans ses mœurs, au lieu de raisonner. Tu n’as pitié ni de sa femme ni de ses enfants, qui peuvent te lire. Si l’un de vous deux mourait, l’autre écrirait son oraison funèbre sous forme de pamphlet. J’en viens parfois à imaginer, en prenant connaissance de vos attaques et de vos ripostes, que vous nous cachez quelque chose, que vous avez dû vous battre, salement et traitreusement, dans quelque coin et que vous vous en gardez mutuellement rancune. Quand je lis tes élucubrations, je prends toujours le parti de ton ennemi, mais cela change, si j’ai sa copie sous les yeux. Est-ce là le but que vous poursuivez, l’un et l’autre ?

« Et ce que tu es maladroit quand tu démasques tes batteries ! Tu donneras, par exemple, les lignes suivantes comme conclusion à un article furibond, où tu auras tâché de toucher à fond l’adversaire :

« Oui, je vous vois d’ici, M. X…, quand vous aurez lu mes lignes vengeresses. De rage, vous galoperez par la chambre : vous vous arracherez la tignasse, vous hurlerez contre votre femme, chasserez vos enfants, grincerez des dents, donnerez des coups de poing dans le vide, affolé de fureur impuissante.

« Feuilletoniste, feuilletoniste, mon ami, tu exagères tout, emporté par ta propre rage, ou c’est peut-être toi qui, après avoir savouré la prose de ton contradicteur, cours par la chambre, t’arraches tes derniers cheveux, bats tout le monde chez toi. Tu te trahis toi-même, mon bonhomme ! Tu ferais bien mieux de te rasseoir sur ta chaise et de tâcher d’apprendre à écrire des feuilletons sensés.