Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/235

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ganetchka ; figure-toi, voilà cinq ans que j’ai cessé de vivre avec lui et pendant tout ce temps j’ai continué à recevoir son argent, persuadée que j’avais raison d’en user ainsi ! Je m’étais tout à fait faussé l’esprit ! Tu dis : Prends les cent mille roubles, et mets l’homme à la porte, s’il te répugne d’être sa maîtresse. C’est vrai que cela me répugne… Il y a longtemps que j’aurais pu me marier, et pas avec Ganetchka, mais cela me répugnait aussi. Et pourquoi ai-je ainsi passé mes cinq ans à me nourrir de fiel ? Tu le croiras ou tu ne le croiras pas, il y a quatre ans je me suis parfois demandé si je n’épouserais pas mon Afanase Ivanovitch. C’était par méchanceté que je songeais alors à cela ; bien des idées, à cette époque-là, se sont succédé dans ma tête ; mais, vraiment, je me serais fait épouser ! Le croiras-tu ? lui-même me faisait des avances en ce sens. Sans doute ce n’était pas sincère de sa part, mais il est si passionné que je l’aurais mené jusqu’au conjungo si j’avais voulu. Ensuite, grâce à Dieu, j’ai réfléchi qu’il ne méritait pas tant de haine. Et alors j’ai ressenti soudain un tel dégoût pour lui que, si même il avait demandé ma main, je la lui aurais refusée. Et pendant cinq années entières j’ai posé pour la femme comme il faut ! Non, mieux vaut rouler dans la rue, c’est là ma vraie place ! Ou nocer avec Rogojine, ou dès demain me faire blanchisseuse ! Car rien de ce que j’ai sur le corps ne m’appartient ; en partant, je lui laisserai tout, jusqu’au dernier chiffon, et, quand je n’aurai plus rien, qui est-ce qui voudra de moi ? Demande donc à Gania s’il consentira alors à me prendre pour femme ! Mais Ferdychtchenko lui-même ne me prendra pas !…

— Ferdychtchenko ne vous prendra peut-être pas, Nastasia Philippovna, dit le bouffon, — je suis un homme franc ; en revanche, le prince vous prendra ! Tenez, vous êtes là à vous lamenter, mais regardez donc le prince ! il y a déjà longtemps que je l’observe…

Nastasia Philippovna se tourna avec curiosité vers Muichkine.

— C’est vrai ? demanda-t-elle.