Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/300

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que tu endures en ce moment. Ce qui m’étonne on ne peut plus, c’est qu’elle consente encore à devenir ta femme. Hier, quand j’ai appris cela, j’ai eu peine à y croire, et il m’en est resté une impression des plus pénibles. Deux fois déjà elle a refusé de t’épouser, au moment de recevoir la bénédiction nuptiale elle a pris la fuite, sans doute elle obéissait à un pressentiment !… Qu’est-ce donc qui maintenant la pousse à t’accorder sa main ? Ton argent ? C’est absurde. D’ailleurs, tu dois déjà avoir passablement ébréché ta fortune. Le simple désir de se marier ? Mais elle pourrait faire un autre choix. N’importe qui serait pour elle un meilleur parti que toi, car tu l’assassineras, et peut-être ne le comprend-elle que trop bien maintenant. L’ardeur de ton amour ? Il se peut que ce soit cela en effet… J’ai entendu dire qu’il y a des femmes qui tiennent précisément à être aimées ainsi… mais…

Le prince, pensif, n’acheva pas sa phrase.

— Pourquoi as-tu encore souri en regardant le portrait de mon père ? demanda Rogojine, qui observait avec une extrême attention les moindres changements de physionomie dont le visage de son interlocuteur lui offrait le spectacle.

— Pourquoi j’ai souri ? L’idée m’était venue que, sans ce malheureux amour qui a fait dérailler ton existence, tu serais devenu tout pareil à ton père, et cela en fort peu de temps. Tu resterais cloîtré dans cette maison, seul avec une femme obéissante et muette ; tu n’ouvrirais la bouche que pour prononcer de loin en loin quelque parole sévère ; tu te défierais de tout le monde et tu ne sentirais même pas le besoin de te confier à quelqu’un ; sombre et taciturne, tu te contenterais de gagner de l’argent. Tout au plus, arrivé au déclin de l’âge, tu vanterais parfois les vieux livres et tiendrais pour le signe de la croix fait avec deux doigts[1]

— Moque-toi. Ce que tu me dis là, elle me l’a dit mot pour mot dernièrement, après avoir aussi contemplé ce portrait.

  1. Les orthodoxes font le signe de la croix avec trois doigts, les hérétiques ne se servent que de l’index et du médius.