Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/104

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et repoussé son verre loin de lui ; une ombre s’était répandue sur son visage. Lorsqu’on se leva, il alla s’asseoir à côté de Rogojine. On aurait pu croire que les relations les plus amicales existaient entre eux. Rogojine qui, au commencement, avait aussi songé plusieurs fois à s’esquiver sans rien dire, était maintenant assis, immobile, la tête baissée, et semblait avoir oublié que tantôt il avait voulu s’en aller. Durant toute la soirée il ne but pas une goutte de vin et resta absorbé dans ses réflexions. De temps à autre, seulement, il levait les yeux et examinait les personnes présentes. Maintenant on pouvait supposer qu’il attendait là quelque chose de très-important pour lui, et que cette raison l’avait décidé à ne pas se retirer.

Le prince avait bu en tout deux ou trois verres de Champagne et il n’était que gai. En se levant de table, il rencontra le regard d’Eugène Pavlovitch, se rappela l’explication qu’il devait avoir avec lui et sourit aimablement. Eugène Pavlovitch lui fit un signe de tête et soudain lui montra Hippolyte qu’en ce moment même il observait d’un œil attentif. Le malade dormait, étendu sur un divan.

— Pourquoi, dites-moi, ce garçon s’est-il fourré chez vous ? demanda tout à coup Radomsky d’un ton si fâché, si haineux même que le prince en fut étonné. — Je parie qu’il a quelque mauvaise idée dans l’esprit !

— J’ai remarqué, répondit le prince, — ou, du moins, j’ai cru remarquer que vous vous occupez beaucoup de lui aujourd’hui, Eugène Pavlitch ; est-ce vrai ?

— Ajoutez que, dans ma situation personnelle, je devrais avoir bien d’autres soucis en tête ; aussi je m’étonne moi-même que cette répugnante physionomie attire invinciblement mon attention depuis le commencement de la soirée !

— Il a une belle tête…

— Voilà, voilà, regardez ! cria Eugène Pavlovitch en tirant le prince par le bras : — voyez-vous !…

De nouveau le prince considéra son interlocuteur avec surprise.