Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/108

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promenant sur la compagnie un regard de défi qui semblait s’adresser indistinctement à tous. Le prince remarqua qu’il était tout tremblant.

— Pas un de nous n’a cette pensée, répondit Muichkine, — comment pouvez-vous la supposer chez quelqu’un et croire que… quelle étrange idée vous avez ! Qu’est-ce qu’il y a donc, Hippolyte ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que lui est-il arrivé encore ? demandaient les assistants. Tous s’approchèrent, bien que plusieurs eussent déjà commencé à manger ; le paquet, avec son cachet rouge, semblait exercer une action magnétique sur toute la société.

— C’est moi-même qui ai écrit cela hier, aussitôt après vous avoir promis que je viendrais habiter chez vous, prince. Cet article m’a pris toute la journée d’hier et une partie de la nuit, je l’ai fini ce matin ; je me suis endormi un peu avant le lever du jour et j’ai fait un rêve…

— Ne vaut-il pas mieux remettre à demain ? interrompit timidement le prince.

— Demain « il n’y aura plus de temps ! » répondit Hippolyte avec un sourire hystérique. — Du reste, ne vous inquiétez pas, ma lecture durera quarante minutes ou, tout au plus, une heure… Et voyez comme la curiosité générale est éveillée ; tous se sont approchés, tous regardent mon cachet ; si je n’avais pas mis l’article sous enveloppe, l’effet aurait été nul ! Ha ! voilà ce que c’est que le mystère ! Faut-il ou non décacheter, messieurs ? cria-t-il en riant de son rire étrange, tandis que ses yeux étincelaient. — Un secret ! un secret ! Mais vous rappelez-vous, prince, qui a dit qu’il n’y aurait plus de temps ? C’est un ange grand et puissant qui prophétise cela dans l’Apocalypse.

— Il vaut mieux ne pas lire ! s’écria tout à coup Eugène Pavlovitch.

Il avait l’air si inquiet que cela parut étrange à plusieurs.

— Ne lisez pas ! fit à son tour le prince en posant sa main sur le paquet.