Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/122

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une femme entretenue… » il ne cesse de geindre et de pleurnicher ! Oh ! jamais, pas plus autrefois que maintenant, je n’ai eu aucune compassion de ces imbéciles, — je le dis avec orgueil ! Pourquoi donc lui-même n’est-il pas un Rothschild ? À qui la faute s’il n’est pas millionnaire comme Rothschild, s’il n’a pas des montagnes d’impériales et de napoléons ? Puisqu’il vit, tout est en son pouvoir ! À qui la faute s’il ne comprend pas cela ?

« Oh, maintenant tout m’est égal, maintenant ce n’est plus la peine de me fâcher, mais alors, alors, je le répète, la nuit je mordais littéralement mon oreiller, et de rage je déchirais mes couvertures. Oh ! quels rêves je faisais alors ! Combien j’eusse souhaité qu’à dix-huit ans on me jetât tout d’un coup dans la rue, à peine vêtu, à peine couvert, qu’on m’abandonnât sur le pavé, seul, sans logement, sans travail, sans pain, sans parents, sans amis dans une ville immense, affamé, maltraité (ç’aurait été tant mieux !), mais bien portant, alors j’aurais montré…

« Qu’est-ce que j’ai montré ?

« Oh ! pouvez-vous supposer que j’ignore combien, déjà sans cela, je me suis abaissé par mon « explication » ? Qui donc ne me considérera pas comme un gamin ignorant la vie, sans songer que j’ai plus de dix-huit ans et que, durant ces six mois, je suis devenu un vieillard ? Mais qu’on se moque et qu’on traite tout cela de contes. En effet, je m’entretenais de contes. C’était l’occupation de mes longues nuits sans sommeil ; je me les rappelle tous à présent.

« Mais se peut-il que je les répète maintenant, — maintenant que, même pour moi, le temps des contes est passé ? Ces rêveries m’amusaient quand je voyais clairement qu’il m’était interdit d’étudier même la grammaire grecque, comme j’en avais eu une fois l’idée : « Je mourrai avant d’être arrivé à la syntaxe », pensai-je dès la première page, et je jetai le livre sous la table. Il y est encore ; j’ai défendu à Matréna de le ramasser.

« Celui dans les mains de qui tombera mon « Explication »