Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/127

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dans le plein épanouissement de la vie, n’avait que faire de pareilles supputations, et nul souci n’existait pour lui en dehors de… de sa toquade ; que monsieur Rogojine me pardonne cette expression où se trahit la maladresse d’un littérateur inexpérimenté. Nonobstant son accueil peu aimable, il me fit l’effet d’un homme intelligent et capable de comprendre bien des choses, quoiqu’il ne s’intéresse guère à ce qui ne le touche pas directement. Je ne lui soufflai pas mot de ma « conviction définitive », mais il me sembla qu’il l’avait devinée en m’entendant. Il gardait le silence, il est extrêmement taciturne. « Les extrêmes se touchent », lui dis-je avant de me retirer (pour être compris de Rogojine, je traduisis ce proverbe en russe) ; « aussi, malgré toute la différence qui existe entre nous, et quoique nous soyons aux antipodes l’un de l’autre, vous êtes peut-être beaucoup moins éloigné de ma « conviction dernière » qu’il ne le semble ». Une grimace aigre et maussade fut sa réponse ; feignant de croire que je voulais m’en aller, il se leva, me chercha lui-même ma casquette et, sous couleur de me reconduire par politesse, me mit tout bonnement à la porte de sa sombre demeure. Cette maison m’avait frappé ; elle ressemble à un tombeau, mais il paraît qu’elle lui plaît ; cela, du reste, se conçoit : il y a en lui trop de vie pour qu’il ait besoin d’en trouver autour de lui.

« Cette visite à Rogojine me fatigua beaucoup. D’ailleurs, depuis le matin, je ne me sentais pas bien ; vers le soir, me trouvant très-faible, je me mis au lit ; de temps à autre j’avais le corps en feu, et même, par moments, je délirais. Kolia resta auprès de moi jusqu’à onze heures. Je me rappelle pourtant tout ce dont nous parlâmes ensemble. Mais quand il m’arrivait de fermer les yeux, je rêvais toujours qu’Ivan Fomitch était devenu millionnaire. Il ne savait que faire de sa fortune, se creusait la tête pour résoudre cette question, tremblait d’être volé et finalement se décidait à enfouir ses millions. Je lui faisais observer qu’il aurait tort d’enterrer inutilement tant de richesses :