Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/182

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larmes et me serra contre sa poitrine presque au point de m’étouffer : « Tu es, dit-il, le seul ami qui me reste dans mes malheurs ! » C’est un homme sensible ! En chemin, naturellement, il me raconta une anecdote ayant trait à la circonstance : lui aussi dans sa jeunesse avait été un jour soupçonné d’un vol de cinq cent mille roubles ; mais le lendemain, le feu s’étant déclaré dans la maison, il avait sauvé des flammes le comte qui le soupçonnait et Nina Alexandrovna, alors jeune fille. Le comte l’avait embrassé et c’était ainsi qu’il avait épousé Nina Alexandrovna. Vingt-quatre heures après, dans les décombres de la maison incendiée on retrouvait la cassette avec l’argent qu’on avait cru volé ; c’était une cassette en fer, de fabrication anglaise, pourvue d’une serrure à secret ; elle avait passé à travers le parquet sans que personne s’en fût aperçu, et, si l’incendie n’avait pas eu lieu, on n’aurait jamais su ce qu’elle était devenue. Il n’y a pas un mot de vrai dans cette anecdote, et néanmoins, en parlant de Nina Alexandrovna, il se mit à pleurnicher. C’est une personne très-noble que Nina Alexandrovna, quoiqu’elle soit fâchée contre moi.

— Vous ne la connaissez pas ?

— Presque pas, mais je voudrais de toute mon âme la connaître, ne fût-ce que pour me justifier à ses yeux. Nina Alexandrovna me reproche de pervertir son mari par l’ivrognerie. Mais loin de le pervertir, j’exerce plutôt sur lui une influence salutaire ; je l’empêche peut-être de fréquenter une société dangereuse. En outre, il est mon ami, et, je vous l’avoue, à présent je ne le quitte plus : où il va, je vais, car c’est seulement par la sensibilité qu’on peut agir sur le général. Maintenant il a même complètement cessé d’aller chez sa kapitancha[1], quoique, au fond, il en tienne toujours pour elle et que parfois il gémisse de ne plus la voir. Je ne sais pourquoi, c’est surtout le matin en se levant et en mettant ses bottes qu’il pense avec mélancolie à cette femme.

  1. Femme d’un capitaine.