Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/22

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après avoir regardé partout d’un air inquiet, il le fit monter avec lui dans un wagon de première classe. Le général voulait avoir Muichkine pour compagnon de route, désireux qu’il était de l’entretenir de choses importantes.

— D’abord, cher prince, ne sois pas fâché contre moi et, si tu as quelque chose à me reprocher, oublie-le. Moi-même je serais déjà allé te voir hier, mais je ne savais pas comment Élisabeth Prokofievna aurait pris cela… Chez moi… c’est positivement un enfer : un sphinx énigmatique y a élu domicile ; moi, je m’en vais, je n’y comprends rien. Mais, pour ce qui est de toi, tu es, à mon avis, moins coupable qu’aucun de nous, quoique, sans doute, tu aies contribué à amener bien des choses. Vois-tu, prince, il est agréable d’être philanthrope, mais il ne faut pas l’être trop. Toi-même, tu es peut-être déjà payé pour le savoir. Assurément j’aime la bonté et j’estime Élisabeth Prokofievna, mais…

Le général parla de la sorte longtemps encore, mais il y avait beaucoup d’incohérence dans ses paroles. On voyait qu’il était extrêmement troublé par quelque chose de tout à fait incompréhensible pour lui. À la fin, il s’exprima plus nettement.

— Pour moi, il est hors de doute que tu n’as pris aucune part à cela, mais ne viens pas nous voir d’ici à quelque temps, je te le demande en ami, attends que le vent ait changé. Pour ce qui concerne Eugène Pavlovitch, — poursuivit-il avec une chaleur extraordinaire, — tout cela est une calomnie absurde, la calomnie des calomnies ! C’est une imposture, il y a là une intrigue, le désir de tout culbuter et d’amener une brouille entre nous. Vois-tu, prince, je te le dis à l’oreille : entre nous et Eugène Pavlitch, il n’a pas encore été dit un seul mot, tu comprends ? Nous ne sommes liés par rien, — mais ce mot peut être dit, et même bientôt, et même peut-être tout de suite ! Ainsi, voilà, c’est pour empêcher cela ! Mais pourquoi, dans quel but, — je ne le comprends pas ! C’est une femme étonnante, une femme excentrique ; j’ai si peur d’elle que j’en perds presque le sommeil.