Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/295

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tune, quoiqu’il eût, selon l’usage, gaspillé à l’étranger une bonne partie de son patrimoine.

Enfin une troisième catégorie d’invités se composait de gens qui, à proprement parler, n’appartenaient pas à l’élite sociale, mais que, comme leurs hôtes eux-mêmes, on pouvait parfois rencontrer dans les salons les plus exclusifs. Ivan Fédorovitch et sa femme, dans les rares occasions où ils donnaient une soirée, avaient pour principe de fusionner la haute société avec des personnes d’une couche inférieure, des représentants choisis de la « classe moyenne ». On savait gré aux Épantchine d’en user de la sorte. « Ils comprennent ce qu’ils sont, ils ont du tact », disait-on, et les Épantchine étaient fiers de cet éloge. Entre autres représentants de la classe moyenne se trouvait à cette soirée un colonel adonné à la technologie, homme sérieux et fort lié avec le prince Chtch… qui avait été son introducteur chez les Épantchine. Ce monsieur parlait peu en société ; il portait à l’index de la main droite une grosse bague dont, selon toute apparence, quelqu’un lui avait fait cadeau. Mentionnons encore, pour finir, un littérateur qui, nonobstant son origine allemande, cultivait la poésie russe. Ce dernier était un homme de trente-huit ans, doué d’un physique avantageux quoique légèrement antipathique ; ses manières étaient très-convenables et sa mise absolument correcte, aussi pouvait-on sans crainte le présenter dans le monde. D’extraction essentiellement bourgeoise, il appartenait néanmoins à une famille des plus respectées. Il excellait à s’insinuer dans les bonnes grâces des grands personnages et à s’y maintenir. Quand il avait traduit de l’allemand quelque œuvre remarquable, plié la muse germanique aux exigences de notre versification, il savait à qui dédier son travail ; il savait aussi faire mousser ses prétendues relations d’amitié avec un poète russe célèbre, mais passé de vie à trépas (quantité de gens de lettres aiment énormément à se dire les amis d’un grand écrivain, lorsque celui-ci n’est plus là pour leur donner un démenti).