Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/309

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ainsi qu’il s’est exprimé, il a dit : « Celui qui renonce à sa terre natale, renonce aussi à son Dieu. » Quand on pense que, chez nous, des hommes très-instruits se sont même enrôlés parmi les khlistes[1] !… Mais, du reste, sous ce rapport, en quoi l’hérésie des khlistes est-elle pire que le nihilisme, le jésuitisme ou l’athéisme ? Peut-être même y a-t-il plus de profondeur dans cette doctrine ! Mais voilà jusqu’où va le besoin d’une croyance !… Découvrez aux compagnons assoifés de Colomb le rivage du « nouveau monde », découvrez à l’homme russe le « monde » russe, faites-lui trouver cet or, ce trésor qui se dérobe à ses yeux dans les entrailles du sol ! Montrez-lui dans l’avenir la rénovation de toute l’humanité, sa résurrection, peut-être, par la seule pensée russe, par le Dieu et le Christ russe, et vous verrez quel géant fort et juste, sage et doux, se dressera devant le monde étonné, — étonné et effrayé, car ils n’attendent de nous que le glaive, le glaive et la violence, car, jugeant d’après eux-mêmes, ils ne peuvent se représenter notre nation sans barbarie. C’est ainsi jusqu’à présent, et plus on va, plus c’est ainsi ! Et…

Mais alors se produisit tout à coup un événement qui interrompit de la façon la plus inattendue le discours de l’orateur.

Toute cette singulière tirade, ce flux de paroles étranges et inquiètes, d’idées exaltées et confuses se heurtant les unes les autres dans un pêle-mêle hétéroclite, tout cela dénotait quelque chose de dangereux, quelque chose de particulier dans l’état d’esprit d’un jeune homme susceptible de s’échauffer si fort à propos de rien. Parmi les gens réunis dans le salon, tous ceux qui connaissaient le prince éprouvaient un étonnement mêlé de crainte (et, chez quelques-uns, de honte) en l’entendant tenir un pareil langage, lui toujours si réservé, si timide même, lui qui déployait un tact exquis dans certains cas, et qui possédait le sens instinctif des plus

  1. Mystiques grossiers dont les pratiques religieuses offrent quelque analogie avec celles des quakers et des convulsionnaires du siècle dernier.