Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 2.djvu/75

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rement et te considérons, en dépit de tout, c’est-à-dire de toutes les apparences. Mais conviens-en, cher ami, conviens-en toi-même, quelle énigme tout d’un coup ! Et n’est-il pas vexant d’entendre cette petite diablesse vous dire froidement… (car, debout en face de sa mère, elle avait l’air de mépriser profondément toutes nos questions et surtout les miennes, parce que, le diable m’emporte, j’avais fait une bêtise, je m’étais avisé de le prendre sur un ton sévère, comme chef de la famille, — allons, j’avais été bête), froidement, dis-je, le sourire aux lèvres, cette petite diablesse nous tient le langage le plus inattendu : « Cette folle, déclare-t-elle (elle s’est exprimée ainsi et je suis surpris qu’elle se soit rencontrée sur ce point avec toi : « est-ce que, dit-elle, vous n’avez pas encore pu le deviner ? »), cette folle s’est mis en tête de me marier, coûte que coûte, au prince Léon Nikolaïtch, et dans ce but elle veut faire déguerpir Eugène Pavlitch de chez nous. » Elle n’en a pas dit plus, ne nous a fourni aucune autre explication et s’est mise à rire ; nous sommes restés bouche béante ; elle est sortie en fermant la porte avec bruit. Ensuite, on m’a raconté ce qui s’est passé tantôt entre vous deux… et… et… écoute, cher prince, tu n’es pas un homme susceptible et tu es très-raisonnable, j’ai remarqué cela en toi. Elle se moque comme un enfant, aussi tu ne dois pas lui en vouloir, mais c’est ainsi à coup sûr. Ne t’imagine rien, — elle s’amuse à tes dépens comme aux nôtres, elle nous mystifie tous pour se distraire. Allons, adieu ! tu connais nos sentiments ? Nos sincères sentiments pour toi ? Ils sont invariables, rien ne pourra jamais les modifier… mais… il est temps que je te quitte, au revoir ! Rarement j’ai été aussi mal dans mon assiette (est-ce ainsi qu’on dit ?) que je le suis à présent… Et on vante les charmes de la villégiature !

Resté seul, le prince regarda autour de lui, traversa rapidement la rue et s’approcha d’une maison dont la fenêtre était éclairée ; ensuite il déplia un petit papier qu’il avait tenu fortement serré dans sa main droite pendant tout le