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vraisemblance. Parfois même, plus une chose est réelle, plus elle est invraisemblable.

— Mais est-ce qu’on peut manger soixante moines ? demandait l’auditoire railleur.

— Il est trop clair qu’il ne les a pas mangés tous à la fois, mais peut-être dans un laps de quinze ou vingt ans ; de la sorte, la chose est parfaitement compréhensible et naturelle…

— Et naturelle ?

— Et naturelle ! soutint avec un entêtement pédantesque Lébédeff : — d’ailleurs, le moine catholique est naturellement curieux, il était donc très-facile à cet homme de l’attirer dans un bois ou dans quelque endroit mystérieux et là d’en user avec lui comme il a été dit plus haut ; je ne conteste pas toutefois que la quantité de gens mangés ne soit extraordinaire et ne paraisse dénoter des habitudes de goinfrerie.

— C’est peut-être vrai, messieurs, observa tout à coup le prince.

Jusqu’alors il avait écouté en silence, sans se mêler à la conversation ; souvent il riait de bon cœur avec les autres ; évidemment il était enchanté de voir qu’on s’amusait, qu’on causait bruyamment et même qu’on levait le coude avec entrain. Peut-être n’aurait-il pas dit un mot de toute la soirée, mais soudain il s’avisa de prendre la parole et cela d’un air si sérieux que tous le regardèrent curieusement.

— Je veux dire, messieurs, qu’il y avait alors de fréquentes famines. J’en ai entendu parler, quoique je connaisse mal l’histoire. Mais il me semble même qu’il ne pouvait en être autrement. Quand j’étais en Suisse, je contemplais avec stupeur les ruines d’anciens castels féodaux perchés sur des rocs escarpés, à une demi-verste au moins de hauteur en ligne verticale (c’est-à-dire que, pour y atteindre, il fallait faire plusieurs verstes en suivant de petits sentiers). On sait ce que c’est qu’un castel, c’est une montagne de pierres. Un travail terrible, impossible ! Et, sans doute, ceux qui construisaient cela, c’étaient tous ces pauvres gens, les