Page:Dostoïevski - Le Joueur - Les Nuits Blanches, trad. Kaminski, ed. Plon, 1925.djvu/143

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
137
le joueur

filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, — que résument les Parisiens, — avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien ! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, — excusez-moi, c’est la vérité, — sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel ; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles ? Mlle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de de Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même par entêtement, par orgueil ; le gredin restera toujours un peu, pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine paraît d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme ; qu’importe ? Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plus qu’il