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le joueur

pour Paulina je ruinais mes propres chances. Il suffit donc de toucher à une table de jeu pour devenir superstitieux ! Je déposai cinquante florins sur pair. La roue tourna et le chiffre treize sortit. Maladivement, pour en finir plus vite, je mis encore cinquante florins sur le rouge. Le rouge sortit. Je laissai les cent florins sur le rouge, qui sortit encore. Je laissai le tout et je gagnai derechef. Je mis deux cents florins sur la douzaine du milieu, sans savoir ce que cela pourrait me donner. On me paya deux fois ma mise. Je gagnai donc sept cents florins. J’étais en proie à d’étranges sentiments. Plus je gagnais, plus j’avais hâte de m’en aller. Il me semblait que je n’aurais pas joué ainsi pour moi. Je mis pourtant les huit cents florins sur pair.

— Quatre, dit le croupier.

On me donna encore huit cents florins ; et, prenant le tout, je m’en allai trouver Paulina.

Ils se promenaient tous dans le parc, et je ne pus la voir qu’au souper. Le Français n’était pas là, et le général put profiter de cette absence pour me dire tout ce qu’il avait sur le cœur. Entre autres choses, il me fit observer qu’il ne désirait pas me voir à la table de jeu. D’après lui, il était très dangereux pour moi que j’y parusse.

— Et en tout cas, moi, je serais compromis, répéta-t-il avec importance. Je n’ai pas le droit de régler votre conduite. Mais, comprenez vous-même…

Ici, selon son habitude, il ne finit pas. Je lui répondis très sèchement que j’avais fort peu d’argent et que je ne risquais pas d’en perdre beaucoup. En rentrant chez moi, j’eus le temps d’apprendre son gain à Paulina, et je lui déclarai que désormais je ne jouerais plus pour elle.

— Pourquoi donc ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Cela me dérange… je veux jouer pour moi.

— Vous avez raison. La roulette est votre salut ! dit-elle avec un sourire moqueur.