Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 1.djvu/70

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vous — je rêve parfois d’abandonner tout ce que j’ai, de quitter Lise et de me faire sœur de charité. Je ferme les yeux, je songe et je rêve ; dans ces moments-là, je sens en moi une force invincible. Aucune blessure, aucune plaie purulente ne me ferait peur, je les panserais, les laverais de mes propres mains, je serais la garde-malade de ces patients, prête à baiser leurs ulcères…

— C’est déjà beaucoup que vous ayez de telles pensées. Par hasard, il vous arrivera vraiment de faire une bonne action.

— Oui, mais pourrais-je longtemps supporter une telle existence ? continua la dame avec passion, d’un air presque égaré. Voilà la question capitale, celle qui me tourmente le plus. Je ferme les yeux et je me demande : « Persisterais-tu longtemps dans cette voie ? Si le malade dont tu laves les ulcères te paie d’ingratitude, s’il se met à te tourmenter de ses caprices, sans apprécier ni remarquer ton dévouement, s’il crie, se montre exigeant, se plaint même à la direction (comme il arrive souvent quand on souffre beaucoup), alors ton amour continuera-t-il ? » Figurez-vous, j’ai déjà décidé avec un frisson : « S’il y a quelque chose qui puisse refroidir sur-le-champ mon amour « agissant » pour l’humanité, c’est uniquement l’ingratitude. » En un mot, je travaille pour un salaire, je l’exige immédiat, sous forme d’éloges et d’amour en échange du mien. Autrement, je ne puis aimer personne. »

Après s’être ainsi fustigée dans un accès de sincérité, elle regarda le starets avec une hardiesse provocante.

« C’est exactement, répliqua celui-ci, ce que me racontait, il y a longtemps du reste, un médecin de mes amis, homme d’âge mûr et de belle intelligence ; il s’exprimait aussi ouvertement que vous, bien qu’en plaisantant, mais avec tristesse. « J’aime, me disait-il, l’humanité, mais, à ma grande surprise, plus j’aime l’humanité en général, moins j’aime les gens en particulier, comme individus. J’ai plus d’une fois rêvé passionnément de servir l’humanité, et peut-être fussé-je vraiment monté au calvaire pour mes semblables, s’il l’avait fallu, alors que je ne puis vivre avec personne deux jours de suite dans la même chambre, je le sais par expérience. Dès que je sens quelqu’un près de moi, sa personnalité opprime mon amour-propre et gêne ma liberté. En vingt-quatre heures je puis même prendre en grippe les meilleures gens : l’un parce qu’il reste longtemps à table, un autre parce qu’il est enrhumé et ne fait qu’éternuer. Je deviens l’ennemi des hommes dès que je suis en contact avec eux. En revanche,