Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/333

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à l’heure par M. Rakitine, le jeune observateur, qui a étudié de près toute la famille Karamazov : « La conscience de la dégradation est aussi indispensable à ces natures effrénées que la conscience de la noblesse morale. » Rien n’est plus vrai ; ce mélange contre nature leur est constamment nécessaire. Deux abîmes, messieurs, deux abîmes simultanément, sinon nous ne sommes pas satisfaits, il manque quelque chose à notre existence. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie, nous nous accommodons de tout. À propos, messieurs les jurés, nous venons de parler de ces trois mille roubles et je me permets d’anticiper un peu. Imaginez-vous qu’avec ce caractère, ayant reçu cet argent au prix d’une telle honte, de la dernière humiliation, imaginez-vous que le jour même il ait pu soi-disant en distraire la moitié, la coudre dans un sachet et avoir ensuite la constance de la porter tout un mois sur la poitrine, malgré la gêne et les tentations ! Ni lors de ses orgies dans les cabarets, ni lorsqu’il lui fallut quitter la ville pour se procurer chez Dieu sait qui l’argent nécessaire, afin de soustraire sa bien-aimée aux séductions de son père, de son rival, il n’ose toucher à cette réserve. Ne fût-ce que pour ne pas laisser son amie exposée aux intrigues du vieillard dont il était si jaloux, il aurait dû défaire son sachet et monter la garde autour d’elle, attendant le moment où elle lui dirait : « Je suis à toi », pour l’emmener loin de ce fatal milieu. Mais non, il n’a pas recours à son talisman, et sous quel prétexte ? Le premier prétexte, nous l’avons dit, était qu’il lui fallait de l’argent, au cas où son amie voudrait partir avec lui. Mais ce premier prétexte, d’après les propres paroles de l’accusé, a fait place à un autre. « Tant, dit-il que je porte cet argent sur moi, je suis un misérable, mais non un voleur », car je puis toujours aller trouver ma fiancée, et en lui présentant la moitié de la somme que je me suis frauduleusement appropriée, lui dire : « Tu vois, j’ai dissipé la moitié de ton argent et prouvé que je suis un homme faible et sans conscience et, si tu veux, un misérable (j’emploie les termes de l’accusé), mais non un voleur, car alors je ne t’aurais pas rapporté cette moitié, je me la serais appropriée comme la première. » Singulière explication ! Ce forcené sans caractère, qui n’a pu résister à la tentation d’accepter trois mille roubles dans des conditions aussi honteuses, fait preuve soudain d’une fermeté stoïque et porte mille roubles à son cou sans oser y toucher ! Cela cadre-t-il avec le caractère que nous avons analysé ? Non, et je me permets de vous raconter comment le vrai