Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/355

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

solide devant ce fantôme et mettre eux-mêmes un frein au déchaînement de notre licence, pour se préserver, eux et la civilisation. Ces voix d’alarme commencent à retentir en Europe, nous les avons déjà entendues. Gardez-vous de les tenter, d’alimenter leur haine croissante par un verdict qui absoudrait le parricide ! »

Bref, Hippolyte Kirillovitch, qui s’était emballé, termina d’une façon pathétique et produisit un grand effet. Il se hâta de sortir et faillit s’évanouir dans la pièce voisine. Le public n’applaudit pas, mais les gens sérieux étaient satisfaits. Les dames le furent moins ; pourtant son éloquence leur plut aussi, d’autant plus qu’elles n’en redoutaient pas les conséquences et comptaient beaucoup sur Fétioukovitch : « Il va enfin prendre la parole et, pour sûr, triompher ! » Mitia attirait les regards ; durant le réquisitoire, il était resté silencieux, les dents serrées, les yeux baissés. De temps à autre, il relevait la tête et prêtait l’oreille, surtout lorsqu’il fut question de Grouchegnka. Quand le procureur cita l’opinion de Rakitine sur elle, Mitia eut un sourire dédaigneux et proféra assez distinctement : « Bernards ! » Lorsque Hippolyte Kirillovitch raconta comment il l’avait harcelé lors de l’interrogatoire à Mokroïé, Mitia leva la tête, écouta avec une intense curiosité. À un moment donné, il parut vouloir se lever, crier quelque chose, mais se contint et se contenta de hausser dédaigneusement les épaules. Les exploits du procureur à Mokroïé défrayèrent par la suite les conversations, et l’on se moqua d’Hippolyte Kirillovitch : « Il n’a pu s’empêcher de se mettre en valeur. » L’audience fut suspendue pour un quart d’heure, vingt minutes. J’ai noté certains propos tenus parmi le public :

« Un discours sérieux ! déclara, en fronçant les sourcils, un monsieur dans un groupe.

— Un peu trop de psychologie, dit une autre voix.

— Mais tout cela est rigoureusement vrai.

— Oui, il est passé maître.

— Il a dressé le bilan.

— Nous aussi, nous avons eu notre compte, ajouta une troisième voix ; au début, vous vous rappelez, quand il a dit que nous ressemblions tous à Fiodor Pavlovitch.

— Et à la fin aussi. Mais il a menti.

— Il s’est un peu emballé !

— C’est injuste.

— Mais non, c’est adroit. Il a attendu longtemps son heure, il a parlé enfin, hé ! hé !