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LES FRÈRES KARAMAZOV. 107

plus vile qu'il me serait possible : la regarder , sourire ironiquement, et lui dire sur un certain ton : « Quatre mille? Mais je plaisantais 1 Vous agissez à la légère, made- moiselle ! Deux billets de cent, peut-être , avec plaisir même ; mais quatre mille , quatre mille roubles pour une bagatelle 1 Vous avez pris bien de la peine pour rien ! » Vois-tu , elle se serait enfuie ; mais c'eût été diabolique , et quelle belle vengeance! Jamais je n'ai regardé une femme avec autant de haine. Oui , je te jure sur la croix que je dis vrai : pendant quatre ou cinq secondes , je la regardai avec haine, avec cette haine qui n'est séparée de l'amour, du plus violent amour, que par un cheveu. Je m'approchai de la fenêtre, j'appliquai mon front sur le carreau glacé; il me semblait que le froid me brûlait... et je ne la retins pas longtemps : j'ouvris un tiroir, j'y pris une obligation de cinq mille roubles, et, silencieuse- ment, je la lui montrai, je la pliai, je la lui remis, j'ouvris la porte moi-même, et je saluai très-bas. Elle tressaillit, me regarda fixement , devint pâle comme un linge, et tout à coup , sans parler , mais avec un doux élan , me salua jusqu'à terre ( pas comme une pensionnaire : à la russe), puis se releva et s'enfuit. Quand elle fut partie, je tirai mon sabre du fourreau et je voulus me le plonger dans le cœur, par sottise, en signe d'allégresse. Tu com- prends qu'on puisse se tuer de joie ? Mais je me contentai de baiser la lame, et la remis dans le fourreau... J'aurais bien pu ne pas te dire cela ! Il me semble que je me suis un peu vanté en te décrivant tout à l'heure mes luttes intérieures! Mais que le diable emporte les espions du cœur humain 1

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